À l’origine, vous étiez compositeur de musique de jeux vidéo. Depuis quand The Nomad Soul vous trottait dans la tête ?
David Cage : L’idée d’écrire le jeu auquel je rêvais de jouer s’est imposée petit à petit, sans vraiment que je m’en rende compte. J’étais un joueur de la première heure, puisque je suis de cette génération qui est née avec les jeux vidéo et qui les a vus petit à petit envahir les rayons des magasins. C’était une époque où je lisais beaucoup sur des sujets assez hétéroclites : je venais de terminer le cycle de Dune de Frank Herbert, Le Monde du Fleuve de Philip José Farmer, Rama de Arthur C. Clarke. Je lisais aussi beaucoup de psychanalyse à cette époque, entre Freud et Jung, et j’avais lu plusieurs livres religieux, la Bible, le Coran, le Livre de Krishna, parce que j’étais fasciné par la narration dans les religions. Parallèlement, la technologie 3D temps réel venait d’apparaître, et j’étais persuadé qu’elle allait enfin permettre de raconter des « histoires dont vous êtes le héros », mettre le joueur dans la peau du personnage principal et lui permettre de raconter sa propre histoire. Nomad Soul est le résultat de cette rencontre étrange entre ces lectures « mystico-psychanalytiques », et l’avancement de la technologie sur un média émergent. J’ai commencé à écrire The Nomad Soul sans trop savoir où j’allais ni de quoi je voulais parler, et surtout sans savoir si ce que j’écrivais était techniquement réalisable. J’écrivais avec beaucoup d’insouciance (d’inconscience ?), sans me douter d’où cette aventure allait me mener…
Je crois savoir que vous avez réalisé la première démo du jeu avec des amis. C’était de la bidouille ?
À l’époque, je composais de la musique pour des clients la journée, et la nuit nous nous réunissions avec quelques amis pour développer un prototype jouable. Nous travaillions entre 21 h et 4 h du matin, et le lendemain, chacun retournait à son travail. En quelques mois, nous avions réalisé un des tous premiers moteurs temps réel sur PlayStation 1, ce qui était un authentique exploit technique, surtout que nous n’avions strictement aucun moyen. Nous étions juste passionnés, totalement inconscients, et c’est ce qui a rendu les choses possibles. Comme dit Mark Twain, « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ». Lorsque nous avons présenté ce prototype à différents éditeurs, leur retour a été : « La PlayStation est une mode, dans six mois plus personne n’en parlera, travaillez plutôt sur un moteur PC ». Ce que nous avons fait… L’avenir allait montrer que la PlayStation n’était pas une mode…
Vous dites que The Nomad Soul était le jeu auquel vous avez « toujours voulu jouer ». Vous aviez l’ambition secrète de révolutionner le monde du jeu vidéo avec une expérience inédite ?
Absolument pas. Je n’ai jamais commencé un jeu en me disant que j’allais révolutionner quoi que ce soit. On commence avec humilité, avec des doutes, avec des questions auxquelles on essaie de répondre petit à petit. On a aussi des envies, des rêves, des choses dans lesquelles on croit, et on se laisse guider par son instinct en espérant qu’il ne nous conduise pas droit dans le mur… On est souvent tiraillé entre la vision et la raison. Comme je suis à la fois le directeur créatif et le PDG du studio, les conflits se passent dans ma tête… même si c’est souvent le créatif qui l’emporte. Au final, The Nomad Soul est une expérience atypique parce que mes influences étaient atypiques pour ce média. Je n’étais ni programmeur ni infographiste.
Le principe de monde ouvert était encore balbutiant, et permettre au joueur d’incarner trente personnages différents était totalement fou. Sans compter que vous avez mis au point un univers « vivant ». À quel point The Nomad Soul a été un challenge technique ?
The Nomad Soul a été un immense défi technique. Quand nous avons commencé le développement, il n’existait pas de carte accélératrice 3D (dont tous les PC sont équipés aujourd’hui), ce qui nous a obligés à trouver des solutions techniques très complexes pour afficher la ville et ses centaines de personnages et véhicules. The Nomad Soul est aussi un des tous premiers jeux à faire un usage intensif de la Motion Capture, la capture de mouvements sur des acteurs réels. Cette technologie était expérimentale à l’époque (elle découlait de la recherche médicale), et nous avons dû essuyer les plâtres pour arriver à l’intégrer à notre production. Nous sommes allés chercher plusieurs champions olympiques d’arts martiaux pour capturer les mouvements, et nous avons appris comment tourner en Motion Capture… Le jeu proposait surtout une des toutes premières villes ouvertes en 3D temps réel, avec des centaines de passants et de véhicules dans les rues avec leurs comportements, ce qui était un autre immense défi. En regardant en arrière, la quantité de défis techniques que nous avons relevée est juste délirante… Heureusement, j’étais entouré d’une équipe expérimentée et talentueuse qui a su trouver des réponses aux défis du projet. Le jeu était vraiment extrêmement ambitieux pour l’époque, tant par sa taille que par sa complexité et sa diversité. Même si le développement a été difficile, The Nomad Soul reste un jeu dont je suis particulièrement fier.
Le moment où vous signez le contrat avec Eidos est assez rocambolesque. Vous pourriez nous en parler ?
C’était vraiment une autre époque, un moment où le jeu vidéo était une jeune industrie « rock’n’roll », où tout était possible, où on vous faisait confiance même si vous n’aviez aucune expérience. Lorsqu’après six mois de travail, nous avons eu un prototype jouable, il a fallu trouver comment présenter ce projet à des éditeurs pour le vendre. Il faut comprendre qu’il y a 23 ans, internet ou les emails n’existaient pas. Pour avoir le numéro de téléphone d’un éditeur aux Etats-Unis, il fallait appeler les renseignements téléphoniques, et rien n’était simple… Je n’avais pas beaucoup d’argent, je n’avais pas beaucoup d’expérience puisque j’avais été compositeur de musique jusque là, et que rien dans mon parcours ne m’avait préparé à vendre un projet de plusieurs millions… Alors j’ai pris un PC sous le bras et tout mon courage, et je suis parti présenter notre prototype aux États-Unis dans un premier temps, puis à Londres (les éditeurs français avaient rapidement décliné). Très vite, plusieurs éditeurs nous manifestent leur intérêt. Eidos en particulier, éditeur anglais qui venait de sortir Tomb Raider, me propose immédiatement un contrat de plusieurs millions. J’explique que le contrat est en anglais, que j’ai besoin de le lire attentivement, mais ils sont pressés de me voir signer. Alors ils m’invitent à passer la nuit dans un palace londonien et me promettent une version traduite en français pour le lendemain matin. Le lendemain, je me retrouve avec un contrat en français et un stylo dans la main… De retour à Paris, je devais trouver des locaux, recruter une équipe, constituer l’entreprise, autant de choses qui semblaient impossibles en peu de temps, mais un mois plus tard, le studio commençait officiellement le développement… C’est comme ça que Quantic Dream a démarré. C’était il y a presque exactement 23 ans.
Le scénario semble avoir guidé le jeu et avoir tenu une importance capitale dans sa création. Pourquoi vous semblait-il essentiel de proposer une expérience narrative ? C’était ce qui manquait au jeu vidéo à l’époque ?
On oublie souvent que la narration était présente dès les origines du jeu vidéo. Parmi les premiers titres créés, on trouve rapidement des jeux d’aventure, graphiques ou textuels, des RPG, des jeux dits d’ « Action/Aventure ». Il y a quelque chose de fascinant dans l’idée de permettre au joueur de devenir le héros de sa propre histoire, quelque chose que même le cinéma ne peut accomplir. Le jeu vidéo est le seul média où l’on peut créer quelque chose avec le spectateur. Cette idée me passionnait, et elle m’attirait d’autant plus que très peu de gens autour de moi à cette époque semblaient voir les possibilités narratives qu’offraient les jeux vidéo. Tout le monde semblait focalisé sur des jeux d’action violents, alors que j’étais intéressé par l’interactivité en tant que moyen d’expression. Depuis 23 ans, j’explore toujours cette idée, et je suis encore loin d’avoir faire le tour de l’extraordinaire potentiel narratif du jeu vidéo.
D’où vous vient cette obsession pour la thématique de l’âme et de son transfert entre les corps ? C’est un motif qui revient très régulièrement dans vos jeux.
Je crois que je suis une sorte de mystique frustré : je suis passionné par l’histoire des religions, la manière dont les mythes se construisent. J’adorerai croire qu’il existe des phénomènes surnaturels, la survie de l’âme, des dimensions parallèles… mais je suis aussi désespérément athée. Je suis passionné par la science, la philosophie, et tout ce qu’a pu découvrir l’esprit humain, mais je n’ai malheureusement jamais rien vu qui me permettrait ne serait-ce que de douter, sans parler de croire… Mais ce mysticisme refoulé rejaillit souvent dans mon travail, The Nomad Soul en a été la première occasion, certainement encore un peu désordonnée. Beyond : Two Souls a sûrement été une implémentation plus réussie pour tenter de trouver un compromis où la science explique le surnaturel. L’homme danse sur un fil suspendu au-dessus du vide, j’essaie comme tout humain de jongler avec mes contradictions…
David Bowie a composé la musique du jeu et incarnait deux personnages. Comment s’est passée la rencontre avec lui et de quelle façon s’est-il impliqué ? Sentait-il qu’il y avait dans ce jeu quelque chose de très avant-gardiste ?
La rencontre avec Bowie s’est passée de la manière la plus simple qui soit : il est venu chez Eidos à Londres, et je lui ai présenté le concept du jeu avec quelques designs et notre prototype. Il a écouté avec beaucoup d’attention, il a posé quelques questions, il semblait vraiment sincèrement curieux et intéressé. Juste avoir l’opportunité de lui parler de notre travail ressemblait déjà à un miracle… Je rêvais qu’il nous autorise à utiliser sa chanson Heroes, mais quand il nous a dit qu’il voulait écrire un album entier dédié au jeu, nous avons eu du mal à y croire… Ça a été le début d’une collaboration absolument extraordinaire qui s’est étalée sur plus d’un an, une année pendant laquelle il a écrit douze chansons originales, et avec son complice Reeves Gabrels, plus de deux heures de musique instrumentale. Il a aussi joué deux rôles dans le jeu, en prêtant sa voix et ses animations à ces personnages. Ce dont je suis le plus fier, ce sont les concerts virtuels de The Nomad Soul, des endroits de la ville où le joueur pouvait venir à une heure donnée assister à un concert du groupe clandestin de Bowie. Les animations étaient tournées en Motion Capture, et tout a été filmé avec un outil que nous avions développé pour placer les caméras et faire le montage. Ce logiciel est un des tous premiers outils de caméras temps réel de l’industrie. Des rencontres de ce type entre des talents d’autres médias et le jeu vidéo sont pour moi toujours fascinantes. Elles permettent de créer des ponts, d’apprendre les uns des autres, d’échanger et de progresser.
La sortie du jeu sur Dreamcast fête ses 20 ans. On imagine que le portage a été difficile à cause des restrictions de la console… Par ailleurs, le développement du jeu a été impossible sur PlayStation. C’est un regret ?
Oui, j’aurais vraiment aimé qu’il y ait une version PlayStation de The Nomad Soul, mais la développer simultanément était impossible, et la développer après la version PC aurait été trop difficile. Le jeu était techniquement très complexe, et absolument rien n’avait été prévu pour un portage console (nous avions déjà du mal à croire que nous avions réussi à le faire tourner sur PC…). Après le développement, toute l’équipe et moi avions vraiment envie de passer à autre chose. J’avais envie de pousser ma réflexion sur la narration, parce que je sentais qu’il était possible de l’aborder radicalement autrement.
Avec le recul, êtes-vous toujours fier du jeu et que vous a appris The Nomad Soul sur votre métier ? Quelle(s) erreur(s) ne referiez-vous pas aujourd’hui ?
Je reste encore aujourd’hui immensément fier de ce jeu, c’est celui qui m’a tout appris. J’ai eu l’immense chance de collaborer avec une des stars les plus talentueuses de son époque, la liberté d’écouter mon instinct, le bonheur d’avoir une équipe talentueuse et passionnée pour mener ce projet fou à bout. Sans que je m’en rende compte, ce jeu m’a appris des principes que je n’ai cessé de suivre ces 23 dernières années dans tous mes projets : le fait que la vision doit primer sur toute autre considération, la nécessité de partager cette vision tous les jours avec l’équipe pour l’enrichir et la porter, l’idée de mettre la technologie au service de la vision, plutôt que l’inverse, la possibilité extraordinaire offerte par ce média d’avoir un propos, de créer une forme d’immersion inédite, de déclencher des émotions comme aucun autre média ne peut le faire. Le développement d’un jeu vidéo est avant tout une aventure humaine, un voyage qu’on entreprend à plusieurs, et qui va nous amener à partager notre rêve avec des millions de personnes. L’immense fierté d’avoir atteint le bout du voyage lorsqu’on voit son jeu dans le rayonnage d’un magasin, mais aussi le plaisir d’entendre vingt ans plus tard des joueurs parler encore avec nostalgie de leur expérience, sont les plus belles récompenses qu’on puisse imaginer pour un créateur de jeux. J’ai évidemment commis des erreurs sur The Nomad Soul, et j’en commets toujours aujourd’hui. Chaque projet est un apprentissage, et la difficulté du développement est là pour nous rappeler à l’humilité. A chaque projet, on essaie d’apprendre de ses erreurs, de ne pas commettre les mêmes, tout en se donnant de nouveaux défis. « Apprendre » est le mot le plus important pour moi, l’envie de découvrir et de s’améliorer, d’aller à chaque fois un peu plus loin. C’est aussi ce qui rend mon métier aussi passionnant.
Pourrait-on imaginer un jour un remake de The Nomad Soul, avec la technologie actuelle ? Ou bien cela n'a aucun intérêt pour vous ?
Je n’aime pas revisiter mon travail passé. Pour moi, un projet qui se termine, c’est comme un livre qui se referme. Il correspond à une période de ma vie, et je préfère aller de l’avant plutôt que de me tourner vers le passé. The Nomad Soul était aussi un jeu pétri d’influences de toutes sortes, et - sans rien renier de ce jeu - j’ai essayé depuis de développer des directions plus personnelles avec la volonté de donner du sens à ce que j’écris. Développer un Nomad Soul avec la technologie actuelle serait certainement passionnant technologiquement parlant, et je pense que je l’aborderais certainement très différemment de ce que j’avais fait à l’époque. Ce serait une expérience intéressante si je n’avais pas 51 ans et que je devais maintenant compter le nombre de jeux que je vais encore pouvoir créer…