Comment le Fonds européen de solidarité (ESFUF) aide le cinéma ukrainien ?

Comment le Fonds européen de solidarité (ESFUF) aide le cinéma ukrainien ?

30 juillet 2024
Professionnels
Fonds-Ukraine

En février 2023, le CNC lance en partenariat avec ses homologues européens le Fonds européen de solidarité pour les films ukrainiens (ESFUF). Retour d’expériences avec quatre bénéficiaires du dispositif : les productrices Darya Bassel et Natalia Libet, et les réalisateurs Roman Liubyi et Dmytro Soukholytkyy-Sobchouk.


Le Fonds européen de solidarité pour les films ukrainiens (ESFUF) a été lancé par les ministres de la Culture française, allemande et luxembourgeoise, le 20 février 2023, au cours de la 73e Berlinale. Ce fonds multilatéral vise à soutenir les cinéastes ukrainiens, dont les projets ont été interrompus par l’invasion russe en Ukraine depuis février 2022, ou bien pour qui il est difficile d’en lancer de nouveaux dans ce contexte. Il a aussi pour ambition de favoriser les échanges entre les professionnels des pays contributeurs et les professionnels ukrainiens à travers des coproductions. À ce jour, le dispositif compte 20 contributeurs issus de 19 pays européens pour un budget total de 1,7 M €. Il offre deux types d’aide : l’aide au développement (jusqu’à 25 000 € pour le documentaire et 50 000 € pour la fiction et l’animation) et l’aide à la finalisation (jusqu’à 75 000 € pour tous les genres).

Comment ce dispositif aide-t-il concrètement les cinéastes ukrainiens ? Deux productrices et deux réalisateurs témoignent de son apport et de son influence sur leur travail de création. L’occasion aussi de revenir en creux sur leur parcours et l’état actuel du cinéma ukrainien.

Natalia Libet.
Natalia Libet Alina Rudya

Natalia Libet, productrice (2Brave Productions)

Dans le contexte actuel, l’incertitude est la plus grande menace.

« Le cinéma est un rêve que je nourris depuis mon adolescence. Avant de devenir productrice, j’ai travaillé dans la finance pour des filiales ukrainiennes de sociétés américaines et allemandes. Je fais mes premiers pas dans le cinéma en 2015 quand je rencontre le réalisateur lituanien Mantas Kvedaravičius. Pendant un an, en 2016, je l’aide à trouver des financements pour son long métrage de fiction Parthenon (2019). En parallèle, j’accompagne d’autres cinéastes. C’est à cette époque que je choisis de me consacrer entièrement à la production de films. Je croise alors le chemin de la productrice Olha Beskhmelnytsina avec qui je décide de m’associer. En 2022, cinq mois après le début de la guerre, nous lançons notre société 2Brave Productions. Nous fonctionnons à l’instinct et privilégions la qualité des projets aux questions de rentabilité ou de succès.

En tant que productrice, j’ai pu bénéficier à la fois de l’aide au développement et de l’aide à la finalisation du Fonds de solidarité européen : la première fois pour le documentaire Ashes settling in layers on the surface (Zoya Laktionova) et la fiction The Blindsight (Ruslan Batytskyi) ; la deuxième pour le documentaire Timestamp (Kateryna Gornostai) qui suit des élèves et des enseignants le temps d’une année scolaire en temps de guerre. Grâce à ce Fonds, nous pouvons continuer à produire des œuvres ambitieuses. C’est également un dispositif qui facilite les échanges avec l’étranger en nous permettant de trouver des coproducteurs dans les pays contributeurs. Réunir des financements est en effet complexe d’autant plus sur le temps long, comme c’est le cas pour notre dernier projet Timestamp. Sa production a débuté en mars 2023 et nous savions déjà qu’elle va durer au moins deux ans. L’aide à la finalisation nous permet d’aborder ce processus plus sereinement. Nous espérons ensuite pouvoir sortir le film en salles. Les soutiens comme le Fonds de solidarité européen permettent de retrouver confiance en l’avenir. »

Projets soutenus

Ashes settling in layers on the surface réalisé par Zoya Laktionova - 2Brave Productions (Ukraine) / Cinéphage ! (France) : Aide au développement, mai 2023
The Blindsight, réalisé par Ruslan Batytskyi - 2Brave Productions (Ukraine) / CALA Film Central (Allemagne) : Aide au développement, décembre 2023
Timestamp réalisé par Kateryna Gornostai - 2Brave Productions (Ukraine) / RINKEL DOCS B.V. (Pays-Bas) : Aide à la finalisation, mai 2024

 

Roman Liubyi
Roman Liubyi, réalisateur Babylon Villeneuve

Roman Liubyi, réalisateur (Time Machine Maidan, Unholy Power), membre du collectif Babylon13

Quand un artiste parvient à faire du cinéma simplement avec ce qui l’entoure, il peut tout faire.

« Je tiens cette phrase d’un enseignant à l’Université Karpenko-Kary de Kyiv. C’est là que j’ai étudié le cinéma documentaire pour lequel je me suis rapidement pris de passion. Plus jeune, j’ai souvent accompagné mon père, directeur artistique, sur les tournages de publicités ou de clips musicaux. J’observais beaucoup sur les plateaux. À la fin de mes études, j’ai rejoint le groupe Babylon 13, un collectif de documentaristes qui a été créé après la révolution de Maidan en 2014. Ma mission consistait à gérer le stock d’images que le collectif avait tournées sur place, au plus près de l’évènement. J’ai fini par les connaître par cœur. J’ai donc décidé de les d’utiliser et d’en réaliser un film afin de témoigner de ce moment de révolte historique. C’est ainsi qu’est né le projet Time Machine Maidan, un documentaire que je coréalise actuellement avec Volodymyr Tykhyy, et qui a bénéficié du Fonds de solidarité européen.

Nous construisons le film à partir des dizaines d’heures de rush que nous possédons et que nous essayons de mettre en perspective avec la situation actuelle de l’Ukraine. C’est un processus long et méticuleux. En parallèle, je travaille sur un film d’animation avec des marionnettes, Unholy Power, pour lequel nous avons également obtenu l’aide du Fonds. J’ai puisé mon inspiration dans le film Ma vie de courgette de Claude Barras. Là aussi, le travail est chronophage. Nous avons réussi à terminer la première partie du film que nous pouvons déjà montrer à des financeurs. Ce film sera le premier volet d’une série qui nécessitera peut-être sept à dix années de travail supplémentaire. Nous n’aurions pas pu en arriver là sans l’appui du Fonds européen de solidarité pour les films ukrainiens »

Projets soutenus

Unholy Power - Babylon 13 Production (Ukraine) / Benedetta Films (Allemagne) : Aide au développement, mai 202
Time Machine Maidan- Babylon 13 Production (Ukraine) / Trimafilm (Allemagne) : Aide à la finalisation, mai 202


 

Darya Bassel
Darya Bassel, productrice Vadym Ilkov

Darya Bassel, productrice (Moon Man)

Le Fonds a notamment permis de tourner une scène très ambitieuse, qui nécessitait des moyens importants.

« J’ai toujours été fascinée par le cinéma même si je n’y ai jamais été formée concrètement. J’ai travaillé plusieurs années dans des sociétés de production pour des publicités ou des émissions. En 2011, je me rends au Docudays UA Festival [Festival international du film documentaire sur les droits de l’Homme, à Kiev, ndlr]. C’est là que j’ai découvert avec passion le documentaire de création. J’ai pu par la suite faire mes premiers pas dans le cinéma indépendant en intégrant l’équipe du festival. J’ai pris l’habitude de travailler avec des amis cinéastes qui, souvent, avaient besoin d’aide pour produire leurs films. En 2019, je crée la société de production Moon Man avec la productrice Vika Khomenko. Depuis cinq ans, nous commençons à recevoir de plus en plus de projets, notamment de la part de réalisateurs étrangers qui souhaitent tourner en Ukraine. Nous avons bénéficié du Fonds de solidarité européen pour quatre projets : les documentaires Songs of slow burning earth (Olha Zhurba), Red Zone (Iryna Tsilyk), Antonivka (Kateryna Gornostai), et la fiction The Editorial Office (Roman Bondarchuk).

L’apport du Fonds a été crucial dans notre travail, notamment sur ce dernier film, dont la production a duré quatre ans, de 2020 à 2024, et a été bouleversée par la guerre : notre monteur Victor Onysko, qui s’est engagé dans l’armée ukrainienne, est tombé sur le champ de bataille en décembre 2022 et notre réalisateur, Roman Bondarchuk, est actuellement réfugié à l’étranger avec sa famille. ll a été d’un appui précieux dans la post-production du film, difficile et coûteuse, puisque celui-ci comporte de nombreux effets spéciaux (VFX/CGI) et un important travail sur le son en post-production. Sans l’aide à la finalisation du Fonds, je ne suis pas certaine que nous aurions pu terminer The Editorial Office. Grâce à ce soutien, le film a été présenté à la Berlinale 2024, où il a été salué. Plusieurs projections vont se tenir en Europe, notamment au festival international du film de Sarajevo où le film sera en compétition et en Asie, avant une sortie ukrainienne en salles en novembre prochain. »

Projets soutenus

The Editorial Office réalisé par Roman Bondarchuk- Moon Man (Ukraine) / Elemag Pictures (Allemagne) : Aide à la finalisation, mai 2023
Songs of slow burning death réalisé par Olha Zhurba- Moon Man (Ukraine) / Final Cut for Real (Danemark) : Aide à la finalisation, décembre 2023
Red Zone réalisé par Iryna Tsilyk - Moon Man (Ukraine) / a_Bahn (Luxembourg) : Aide au développement, décembre 2023
Antonivka réalisé par Kateryna Gornostai - Moon Man (Ukraine) / Just a moment (Lituanie) : Aide au développement, décembre 2023

 

Dmytro
Dmytro Soukholytkyy-Sobchouk, réalisateur) Valentyna Lukyantseva

Dmytro Soukholytkyy-Sobchouk, réalisateur
(Le Serment de Pamfir, Silent Flood)

Réunir une équipe de tournage est difficile. De nombreux artistes et techniciens sont mobilisés dans l’effort de guerre.

« J’ai commencé par étudier l’architecture puis la philosophie. C’est à 25 ans, quand je me suis inscrit dans une école de cinéma, que j’ai su que j’avais trouvé ma voie.J’ai eu la chance d’intégrer la Cinéfondation en 2018. Cette expérience n’a fait que renforcer ma conviction que le travail d’écriture était essentiel. C’est pour cela que j’ai créé, en 2015, mon propre atelier d’écriture (Terrarium) afin de former de jeunes cinéastes à la dramaturgie. Depuis l’invasion russe, réunir une équipe de tournage est difficile. De nombreux artistes et techniciens sont en effet mobilisés dans l’effort de guerre. Les films à gros budget, notamment les fictions, peinent à voir le jour d’autant plus que les financements de l’Agence nationale pour le cinéma en Ukraine sont gelés. En revanche, le processus est plus simple pour les films à moyen ou petit budget comme les documentaires, plus légers techniquement et moins chers à produire. De plus en plus de producteurs ukrainiens s’intéressent à ce type de films et se tournent donc vers la collaboration et la coproduction européenne. Le Fonds de solidarité européen encourage et facilite ces contacts. C’est aussi un apport financier décisif pour développer ou finaliser son projet, deux étapes cruciales dans le processus de création. J’ai été soutenu par l’aide à la finalisation pour mon documentaire, Silent Flood sur une communauté religieuse en rupture avec le monde moderne, coproduit par la société allemande Elemag Pictures. J’ai également reçu l’aide au développement pour mon projet Retention, un film de science-fiction, coproduit par la société française Paradise City Films que j’ai rencontrée lors de la sortie en France de mon film Le Serment de Pamfir (2022). Les pays qui contribuent au Fonds et les sociétés européennes qui coproduisent des films ukrainiens vont voir leur investissement porter leurs fruits. Les cinéastes ukrainiens ont l’âme chevillée au corps. Ils sont déterminés à poursuivre, coûte que coûte, leur travail en faveur de la création d’œuvres originales ».

Projets soutenus

Retention - Mellivora Productions (Ukraine) / Paradise City Films (France) : Aide au développement, décembre 2023
Silent Flood – Tabor Ltd (Ukraine / Elemag Pictures (Allemagne) : Aide à la finalisation, mai 2024

 

LE FONDS DE SOLIDARITÉ EUROPÉEN POUR LES FILMS UKRAINIENS

L’EFSUF est officiellement lancé par les ministres de la Culture allemande, française et luxembourgeoise le 20 février 2023, lors de la 73e Berlinale. La contribution de 18 centres nationaux du cinéma et ministères de la Culture répartis sur 16 pays européens a permis, la première année, de réunir un budget total de 1,4 millions d’euros. Le dispositif a été renouvelé pour l’année 2024. Il compte désormais 20 contributeurs issus de 19 pays européens pour un budget total de 1,7 millions d’euros. À ce jour, plus de 37 soutiens ont été accordés.