Pour Luc-Henri Fage, la rencontre avec la préhistoire s’est d’abord faite via sa passion pour la spéléologie. « Avant de faire du cinéma, il y a trente-cinq ans, je faisais de la spéléologie, raconte le cinéaste. En m’installant dans le Tarn-et-Garonne, c’est tout naturellement que je suis allé m’inscrire au club de spéléo de Caussade. » Il se trouve que ce club assure la gestion de la grotte de Bruniquel depuis sa découverte en 1990. Elle est fermée au public, mais une fois par an, le club en organise la visite pour les curieux ou les scientifiques. Luc-Henri Fage s’inscrit et découvre, après être passé par un minuscule orifice, une spacieuse cavité recelant un trésor archéologique. Sur le sol, des centaines de stalagmites brisées, comportant, pour certaines, des traces de feu, ont été agencées en cercles par l’Homme de Néandertal.
« Je suis vraiment scotché, se souvient Luc-Henri Fage, et je pense aussitôt qu’il faut absolument en faire un film. Mais le président du club, Michel Soulier, me dit que ça lui paraît impossible, la grotte étant très protégée par ses propriétaires. » Nous sommes en 2010. Le cinéaste ne perd pas espoir et se tient au courant de toutes les recherches scientifiques sur cet étonnant vestige dont on sait pour l’instant, suite à une datation par le carbone 14, qu’il remonte au moins à - 47 000 ans. Quelle signification revêtent ces anneaux de calcaire ? De quand datent-ils précisément ? Par peur d’endommager le « monument », les fouilles sont arrêtées.
En 2013, toutefois, sa patience paie puisqu’une équipe franco-belge, avec à sa tête la paléoclimatologue Sophie Verheyden, le préhistorien et archéologue Jacques Jaubert et le spécialiste du climat Dominique Genty, essaye une nouvelle méthode de datation de la structure de la grotte. Il se murmure qu’elle pourrait être plus ancienne qu’on ne le pensait. Beaucoup plus ancienne, même. Luc-Henri Fage emboîte le pas aux scientifiques. « J’ai convaincu les propriétaires de la grotte de mon sérieux, notamment parce que j’avais déjà filmé les grottes rupestres de Bornéo. Ils ont vu que j’avais un réel intérêt pour la préhistoire qui n’était pas uniquement guidé par la recherche du sensationnel. » En mai 2015, le voilà intégré dans l’équipe. « Les membres m’ont considéré comme un collègue. On n’a pas tous les jours l’occasion de suivre une étude scientifique exceptionnelle et de rencontrer des scientifiques intéressants. »
Ils l’associent, en effet, au secret de leurs recherches. Le club de spéléo vient lui apporter une aide technique pour glisser son matériel dans la grotte et pour gérer la sécurité des lieux. « Cette grotte est un lieu très sensible, très délicat. On marche sur un petit passage étroit matérialisé par des petites ficelles au sol. Si on fait un pas de côté, on peut écraser un vestige paléontologique, comme une trace d’ours dans l’argile. » Il se munit de matériel léger, de lampes de plongée à LED pour l’éclairage et parvient même à introduire, durant une journée, une petite grue. « Je n’ai pas recommencé parce que ça m’a pris quatre heures pour faire un plan de deux minutes ! » Les premiers résultats tombent : grâce à la méthode actuelle de l’uranium-thorium, des prélèvements de calcite sont datés de – 176 500 ans. Ce qui fait de la grotte de Bruniquel l’une des plus anciennes constructions humaines jamais découvertes sous terre. « C’était incroyable un âge pareil ! » La publication de cette nouvelle dans la revue scientifique Nature fait grand bruit. Luc-Henri Fage monte sept minutes de ses images exclusives pour le CNRS afin d’accompagner cette découverte.
De mois en mois, le réalisateur poursuit son enquête sur la grotte aux côtés des scientifiques. « Ils ont partagé leurs informations avec une générosité totale. » Une question les taraude : à quoi pouvait donc bien servir cet espace où les Néandertaliens ont érigé, morceau par morceau, une structure en calcite, découpant soigneusement des stalagmites de la taille d’un avant-bras, et les disposant en cercles ? Tour à tour, des experts vont analyser les lieux. « Ils ont démonté virtuellement cette construction architecturale et trouvé dans la taille des blocs des indices sur l’assemblage. » Dans le documentaire, le cinéaste insère des plans de reconstitutions en 3D composés par photogrammétrie qui permettent de se rendre compte de l’effet général. L’autre surprise de la grotte, ce sont les traces de foyers de feu : une équipe spécialisée va recréer les feux de grotte et prouver que les Néandertaliens utilisaient des os d’ours comme combustible.
Reste le sens de cette structure. Luc-Henri Fage avance des hypothèses sans les pousser avec certitude. Était-ce un lieu de rituel ? Un refuge ? Un lieu de chasse ? « On ne peut prendre de risques pour une affirmation ou une autre, une nouvelle étude est en cours sur ce sujet. Mais saura-t-on vraiment un jour le pourquoi de cette cérémonie ? C’est comme l’art rupestre, sait-on vraiment ce que les Néandertaliens avaient dans la tête ? » Depuis la première diffusion du film en juin 2019, Luc-Henri Fage est retourné dans la grotte pour filmer l’avancée de nouvelles études scientifiques qui cherchent à mettre en évidence l’architecture du lieu il y a 175 000 ans et son utilité. Il semble n’en sortir que pour recevoir des prix : Grand Prix et Prix du Public au Festival international du film d’archéologie de Nyon (Suisse) et à celui de Bordeaux (France), Grand Prix du Jury au FICAB de Bidassoa (Espagne), meilleur film documentaire au Rushdoc International Film Festival de Los Angeles (États-Unis) et finaliste au prestigieux Raw Science Festival de Los Angeles.