Au départ, quelle approche aviez-vous choisi pour la musique ?
J’ai démarré par une longue conversation avec Éric Rochant qui m’a fait venir dans le quartier général du Bureau des légendes, une salle d’écriture avec des post-it partout sur les murs. Ce qui m’a plongé d’entrée de jeu dans l’ambiance de la série. Il m’a expliqué le concept et j’ai très vite compris que l’intrigue réserverait beaucoup de secrets, de mensonges et de trahisons... Il m’a rapidement fait écouter des musiques électroniques minimales, de la techno intellectuelle… Ça m’a donné le vertige : je sentais que je pénétrais dans un univers très complexe et dans une approche musicale qui n’était pas la mienne. J’étais dès le début dans un épais brouillard, ce qui correspond bien à ce qu’on ressent en tant que spectateur quand on démarre Le Bureau des légendes. A force de discussions, j’ai compris qu’il cherchait une musique électronique, très cérébrale et répétitive, empreinte de modernité et d’une certaine froideur, d’une sorte de mécanisme un peu comme une logique implacable quand le destin se met en marche… Je pense que l’intelligence d’Eric Rochant a été de venir me chercher, moi qui suis plutôt sensible, voire presque romantique, et qui ai une approche mélodique des choses.
La musique renforce l’impact émotionnel des images.
C’est souvent le cas avec la musique de film, elle ne prend pas le spectateur par la main mais par les sentiments pour l’emmener dans des zones encore plus troubles de son affect. Ici, la musique travaille à la fois l’aspect sentimental, le suspense et la tension. Elle vient souligner la complexité des situations, les engrenages et rouages auxquels on ne comprend pas tout. C’est une série particulière qui aborde le thème de l’espionnage mais par l’intime. Naturellement, mon penchant romantique a été de souligner ces épanchements sentimentaux des héros. Je trouve que c’est ce qui donne cette teinte particulière à la série.
Quel est votre matériel de départ pour composer la musique de la série ?
A chaque saison, nous opérons à peu près de la même façon : Éric Rochant me livre les scénarios au fur et à mesure de l’écriture et me précise les grandes lignes. A partir de là, je rentre dans une phase de composition comme si j’étais en écriture automatique : mes synthés sont branchés, l’enregistrement est permanent et je me laisse aller à tout ce qui me passe par l’esprit, par le cœur, par les mains… J’enregistre plusieurs heures de musique que je soumets à Éric. On en discute ensemble, on écarte ce qui n’est pas pertinent et on retravaille ce qui lui plaît, ce qui crée une base pour l’équipe de montage. Tout est composé avant même le tournage.
Ce n’est donc pas vous qui choisissez à quel moment votre musique va être placée ?
C’est toujours Éric Rochant et son équipe de monteurs qui placent les musiques là où ils le sentent. C’est une manière de travailler assez unique : je propose d’habitude une musique pour une séquence particulière. Livrer autant de musique en amont et laisser les monteurs la travailler permet d’aller très vite car il faut livrer une saison par an. Il y a une vraie connivence avec Éric, nous n’avons jamais eu de vrais conflits ou de grands malentendus, je suis toujours d’accord avec les choix qui sont faits.
C’est une méthode différente de celle que vous suivez lorsque vous composez des films (ROB a notamment composé la musique de Planetarium, Trois jours et une vie et plus récemment Papicha ndlr) ?
Oui, c’est comme si je créais un monstre que je confie au showrunner pour qu’il décide de sa vie. C’est assez étonnant car ce monstre est habituellement créé à deux, main dans la main avec le réalisateur. Comme je suis en écriture automatique, la musique est très intime, spontanée, presque liée et connectée à mon inconscient et à mon intuition. Voir quelqu’un d’aussi brillant qu’Éric Rochant s’approprier cette matière et la transformer en musique de série est assez jouissif en fait. J’ai quand même la main in fine sur la musique : je décide du mixage et je retravaille les thèmes avec les images pour qu’ils collent parfaitement. J’ai aussi des notes d’Éric me disant par exemple qu’il a placé cette musique à cet endroit-là mais qu’il aimerait qu’elle se prolonge un peu, que le thème soit joué plus à la flûte qu’au violoncelle, qu’il y ait moins de batterie... On évolue ensemble, il y a une vraie collaboration.
Quelles étaient les grandes lignes directrices pour cette saison 5 ?
C’est une saison très dramatique et romanesque : on est vraiment dans le destin de chaque personnage, certains naissent, d’autres meurent. Il y a quelque chose de profondément tragique qui m’a beaucoup inspiré, un côté dernier acte. Cette saison a d’ailleurs été annoncée comme telle par Éric car c’est sa dernière. Il y a donc un aspect testamentaire, c’est un crépuscule. Comme si je mettais un point final à un opéra : c’est à la fois grandiose et tragique. Et rétrospectif, car on revient aussi sur les destins des personnages qu’on suit depuis 5 ans. J’ai donc retravaillé de façon plus opératique des thèmes créés depuis la saison 1. L’orchestre fait son apparition sur cette saison, beaucoup de cordes, de flûtes, des arrangements un peu plus classiques. C’est presque wagnérien : on s’empare de ces histoires à l’origine très réalistes et on les transforme en personnages mythologiques.
Comment a évolué la musique au fil des saisons ?
C’est un peu comme une histoire d’amour avec un début, un milieu et une fin. Sauf qu’une histoire d’amour débute par la passion avant de s’assagir, alors qu’ici c’est plutôt le contraire. La musique était sage, un peu effacée lors de la saison 1 : elle venait soutenir en toile de fond les évènements. Au fil des saisons, elle s’est affirmée et est devenue plus importante avec de vrais moments musicaux. Dans la saison 5, il y a parfois des passages de 12 minutes avec de la musique, ce qui est rare au cinéma et en séries.
Eric Rochant a laissé sa place de showrunner à Jacques Audiard pour les deux derniers épisodes. Quel a été l’impact pour la musique ?
Il y a vraiment l’empreinte de Jacques sur ces épisodes. C’est quand même un réalisateur qui a fait ses preuves (rires). Il n’en fallait pas moins pour qu’Éric accepte de déléguer. Il lui a laissé les clés du scénario, de la réalisation et de la musique pour ces deux épisodes de chacun 1 heure. C’est un peu comme si j’avais fait un film avec Jacques Audiard dans cette saison 5. On sent que le tempo change, qu’on entre dans un cinéma « à la Audiard » avec une utilisation différente de la musique. Eric aime que la musique vienne lier les scènes entre elles. Il n’est donc pas rare qu’elle dure plus de 2 minutes pour vraiment montrer que les scènes sont entrelacées. Avec Jacques, la musique démarre au début d’une séquence et se finit avec elle. Il segmente beaucoup plus les passages musicaux.