Etait-ce important pour vous de faire découvrir l’histoire de ce dissident assez méconnu malgré son Prix Nobel de la Paix ?
Oui, je l’ai rencontré lorsque j’étais correspondant en Chine entre 2000 et 2006, et son histoire m’a frappé. J’étais déjà rentré en France lorsqu’il a été condamné et lorsqu’il a reçu ce prix. Sa mort en 2017, en prison, m’a également marqué car il y avait un aspect « destin contrarié ». L’exceptionnalité de ce destin méritait d’être racontée au plus grand nombre : c’est ce qui m’a motivé pour réaliser ce documentaire. Il y a également aujourd’hui une telle volonté de la part du gouvernement chinois d’effacer sa mémoire… Cette petite contribution à la mémoire collective avait donc du sens pour moi.
Cette volonté d’effacement a-t-elle compliqué vos recherches et vos prises de contact avec les proches et dissidents amis de Liu Xiaobo ?
Il nous est très vite apparu que nous ne pouvions pas interroger des personnes en Chine, ce qui les aurait mises en danger. L’un de ses proches, que nous avions approché au départ, nous a d’ailleurs confié qu’il était trop dangereux aujourd’hui d’être associé à Liu Xiaobo. Nous avons donc rapidement pris le parti d’interviewer les intervenants uniquement hors du pays, ce qui n’a pas été difficile car une grande partie des personnes importantes dans la vie de Liu Xiaobo sont aujourd’hui exilées à l’étranger. Je suis les affaires chinoises depuis 20 ans, je savais donc où les trouver et par quels biais les contacter. La deuxième difficulté concerne le sort de sa femme qui était retenue en Chine lorsque nous avons commencé à travailler. Liu Xia ne pouvait donc s’exprimer. Elle a finalement été autorisée, au cours du tournage, à s’installer à Berlin grâce aux efforts du gouvernement allemand. Mais son frère étant retenu en Chine, elle n’était pas libre de sa parole. Elle voulait malgré tout être dans ce documentaire, car elle savait qu’il y en aurait peu consacré à son mari. Elle voulait lire un poème qu’elle lui a dédié, ce qui lui permettait d’être présente dans le film sans contrevenir aux restrictions imposées par l’Etat chinois. Chaque visionnage de cette séquence m’émeut aux larmes…
Comment s’est déroulée l’interview de Liu Xiaobo, réalisée en 2008 peu avant sa condamnation à onze ans de prison ?
Elle a été réalisée par Hikari (société qui produit ce documentaire) et le journaliste Charlie Buffet lors des Jeux Olympiques. L’ampleur de l’événement était telle, et les services de sécurité tellement débordés, que Liu Xiaobo a pu passer entre les gouttes des restrictions auxquelles il était soumis. Il a ainsi pu rencontrer des journalistes étrangers. A l’époque, seules quelques minutes de cet entretien réalisé dans la perspective des JO ont été utilisées. Le reste s’est perdu et n’a été retrouvé qu’il y a deux ans, lors d’un déménagement d’Hikari. En visionnant l’interview qui est l’une des dernières avant son arrestation, ils ont découvert cet aspect « testamentaire ». Ils m’ont donc demandé de construire, à partir de cette parole datant d’il y a dix ans, un portrait de Liu.
Dans cet entretien, il déclare notamment : « Je préfère payer le prix élevé du danger que de devenir quelqu’un qui renie sa propre conscience. » On sent beaucoup de sérénité et de courage ici…
Tout à fait. L’un de ses modèles de vie, qui l’a le plus impressionné, est Václav Havel, un intellectuel tchèque qui a payé le prix de sa dissidence mais est pourtant devenu président. Liu a écrit un livre baptisé Vivre la vérité : cette phrase résume sa philosophie. Il n’a fait aucune concession dans ses convictions et il en a payé le prix mais avec sérénité. « Je préfère payer ce prix fort que vivre dans le mensonge » : cette déclaration, qui clôt le documentaire, laisse penser qu’il sait que sa liberté est finie. Il mettait la barre très haut et il attendait que tout le monde, Chinois ou étrangers, agissent ainsi. Mais les humains ne sont pas faits ainsi : leur vie est, au contraire, faite de petits compromis et non pas d’une intégrité à 100%.
Pourquoi avoir symbolisé son absence par cette chaise vide, fil rouge du documentaire, qu’on retrouve à côté des interviewés et dans plusieurs plans ?
Cette chaise fait référence à la cérémonie du Prix Nobel, organisée lorsqu’il était en prison. Ce moment est normalement festif, mais en l’absence du lauréat, ils ont posé son prix sur une chaise vide qui est devenue ensuite un vrai symbole. Le nom de Liu Xiaobo étant censuré en Chine, des internautes l’appelaient « chaise vide », expression qui a également été censurée par la suite. Notre chaise est une parabole de l’absence de cet homme qui n’a pas eu la parole lorsqu’il était honoré par la planète.
Cette année marque les 30 ans du massacre de la place Tiananmen. Mais cette période est encore totalement taboue en Chine aujourd’hui…
Il y a la même tentative assez efficace de réécrire l’histoire et d’effacer les moments gênants, aussi bien sur le 4 juin que sur le personnage de Liu. Penser qu’on peut effacer ce qu’il se passe de la mémoire collective peut paraître invraisemblable, mais c’est le cas aujourd’hui. Dans les familles, les parents n’évoquent pas non plus le sujet avec leurs enfants pour ne pas les mettre en danger et pour leur permettre de grandir dans les conditions de cette société. C’est assez frappant mais c’était déjà le cas avec la génération précédente, qui a vécu l’horreur de la révolution culturelle. La réécriture de l’histoire est un fil rouge.
Liu Xiaobo, l’homme qui a défié Pékin est diffusé mardi 4 juin à 22h55 sur Arte. Un livre du même nom est également publié par Hikari et Arte Editions.