Comment est né le film « Nous paysans » ?
J’avais coréalisé pour France Télévisions, en 2017, un film consacré à l’histoire des ouvriers travaillant dans les mines, L’épopée des gueules noires. A l’époque, nous avions discuté avec la chaîne de l’idée d’une autre fresque historique sur un domaine précis. Déjà, la question de la paysannerie et surtout celle de l’évolution de l’agriculture m’intéressaient beaucoup. Cette idée a germé. La société Program 33, qui a produit plusieurs documentaires sur le monde paysan, m’a fait rencontrer Agnès Poirier, qui elle-même est fille de paysans et avait déjà fait un film sur le sujet. Nous avons décidé d’en faire, ensemble, un nouveau. Nous étions notamment d’accord sur un point : les paysans d’aujourd’hui souffrent de l’image que le grand public a d’eux.
Est-ce que France Télévisions a eu des demandes particulières quant à la forme de ce documentaire ?
Le film retrace plus d’un siècle d’histoire de la paysannerie française. Comment fait-on rentrer un sujet aussi vaste dans un documentaire d’1h30 ?
Ça a été totalement vertigineux ! C’est un film qui a été très difficile à écrire. Sur le papier, le sujet tenait bien. Nous l’avions bien circonscrit car nous avons lu beaucoup d’ouvrages et avons bénéficié de l’apport de conseillers historiques. Après, en termes d’écriture filmique, les choses sont plus compliquées ! Il faut synthétiser, sans se caricaturer, et on est en prime time [c’est-à-dire en première partie de soirée, créneau horaire où l’audience est la plus importante, ndlr], ce qui est très particulier : ça définit une forme d’écriture de film, avec une rythmicité, un certain rapport à l’évolution des séquences.... Ce n’était pas évident parce qu’on traite une histoire de plus de 100 ans, qui est marquée par une mutation lente, invisible au jour le jour : il n’y a pas de grands événements, de grands soulèvements. La paysannerie est multiple et hétérogène. J’avais énormément d’images, près de 500 heures de rushs en machines, ce qui est considérable. L’exhaustivité était impossible à tenir. Nous avons donc décidé de coller aux témoins, qui sont le cœur et le corps du film, bien qu’il y ait des commentaires et une évolution narrative.
Les témoins, justement, sont tous issus du monde paysan. Il n’y a pas de spécialistes, sociologues ou historiens…
C’est un choix de notre part, car de tous temps la paysannerie a été racontée par les autres, par des gens issus des villes. On ne voulait pas poursuivre cette continuité du « regard sur ».
Le film est coréalisé avec Agnès Poirier et le générique mentionne également la participation d’un autre réalisateur, Hugues Nancy. Comment s’est organisé ce travail collaboratif et quel a été le rôle de chacun ?
Les rôles sont très définis. Agnès a vraiment mené le travail d’enquête. Elle a contacté les gens et nous les avons rencontrés ensemble. Elle a posé les bases historiques du film, puis ensemble nous avons défini les grandes bornes historiques et ce qu’on allait sélectionner. Moi, je suis vraiment la part « formelle », j’ai fait toutes les recherches d’archives, tous les tournages. Je suis vraiment dans la fabrication filmique du projet, dont j’ai également assuré le montage. Et Hugues Nancy est intervenu à un moment précis, pour rendre l’écriture du documentaire davantage romanesque et adaptée au prime time, car elle était un peu trop littéraire et technique. Hugues, qui est aguerri à l’écriture de films, a donné à notre commentaire en voix off un souffle plus oralisé.
C’est l’acteur Guillaume Canet qui raconte l’histoire, en interprétant ce commentaire en voix off. Comment s’est fait ce choix ?
La voix, cela a été un long chemin ! Nous avons beaucoup réfléchi et hésité : une voix de femme ? Une voix d’homme ? Finalement, on s’est dit qu’une voix d’homme allait peut-être moins surprendre les spectateurs – c’est vrai que sur le prime time, on fonctionne parfois avec des stéréotypes… Il fallait ensuite trouver un acteur ayant un intérêt pour le sujet et se sente impliqué. En regardant de façon globale quels acteurs pouvaient nous intéresser, en fonction de critères d’âge, de tessiture de voix, de timbre de voix ou encore d’engagement, nous nous sommes rendu compte qu’il n’y en avait pas énormément qui étaient liés à la paysannerie. Guillaume Canet avait fait le film Au nom de la Terre et était engagé sur le sujet. On l’a contacté sans trop y croire, mais il a beaucoup aimé le documentaire et a dit oui tout de suite.
Nous paysans comporte par ailleurs une grande diversité d’images d’archives, provenant de différentes sources…
Je travaille toujours avec des documentalistes et je cherche également toujours beaucoup de mon côté. Les documentalistes m’amènent un regard et de la matière mais gèrent surtout la relation juridique, quand celle-ci est nécessaire avec certains fonds. De mon côté, je fais un très gros travail de visionnage ; j’y passe des mois. Pour Nous paysans, j’avais beaucoup investigué du côté des cinémathèques régionales (films amateurs). Puis aussi les actualités filmées des fonds plus traditionnels (Gaumont Pathé, Lobster, Ina…). Comment, ensuite, s’opèrent les choix ? De façons assez multiples. Vu que l’amplitude historique est très grande, il fallait trouver des images anciennes et collant au temps du récit filmique.
Auriez-vous fait le film de la même manière s’il n’avait pas été destiné à une diffusion en première partie de soirée ?
S’il n’était pas destiné à une diffusion en première partie de soirée, je ne l’aurais pas du tout monté de la même façon. Il aurait eu une forme plus contemplative, avec peut-être une approche plus sensible des sons, la musique aurait été moins « martelée »… Je suis très content qu’il soit diffusé en première partie de soirée car il va ainsi être vu par davantage de monde, mais c’est beaucoup de compromis. A certains moments, on a l’impression qu’il faut qu’on explicite absolument tous les éléments, parce qu’en dix secondes la personne qui le regarde peut zapper l’info, et il faut qu’elle soit absolument reçue. Mais je crois beaucoup à l’intelligence du spectateur et donc qu’il y a des éléments qui peuvent rester implicites, sans être dits. On peut parfois être dans quelque chose de plus contemplatif et moins explicite. Mais pour du prime time, on est obligé d’être dans le sursignifiant tout le temps. C’est la grande complexité de l’exercice : il faut être à la fois sursignifiant et subtil !
Nous paysans
Ecrit en collaboration avec Hugues Nancy
Produit par Program 33
Diffusé sur France 2 mardi 23 février 2021 à 21h05, et disponible en replay sur le site de France TV
Nous paysans a été soutenu par le CNC.