Qui se cache derrière le numéro 387 ? Un corps sans vie - et sans nom - repêché comme beaucoup d’autres, au fond de la mer Méditerranée en janvier 2016 par les autorités italiennes. Quelques mois auparavant, le 18 avril 2015, un bateau fait naufrage au large des côtes italiennes. A son bord, des migrants venus du Mali, de Mauritanie, d’Erythrée, du Sénégal… Peu de survivants, beaucoup de morts (près de 800). Parmi eux, ce numéro 387. Le médecin légiste que nous voyons dès les premières séquences du documentaire de Madeleine Leroyer répertorie avec minutie tout ce qui pourrait aider à son identification dont ce portefeuille rempli de photos de famille abîmées par l’eau salée et des fragments d’une lettre d’amour. Mais pas encore de nom sur lequel se raccrocher. « Ce numéro 387, c’est un peu le soldat inconnu de cette guerre qui ne dit pas son nom, explique Madeleine Leroyer. Il symbolise tous ces cadavres dont on cherche en vain à retrouver l’identité. Mais dans cette histoire-là, il n’y a pas de happy end. Même une identification formelle ne suffit pas à masquer toutes ces tombes anonymes qui peuplent les cimetières du sud de l’Europe. »
Avril 2015 est un mois particulièrement noir. Les naufrages d’embarcations de migrants s’enchaînent. Les médias relayent des chiffres donnés par les autorités italiennes : 800, 1000, 2000… Les morts s’accumulent. Madeleine Leroyer est alors journaliste. Elle vient de passer six ans en Russie où elle enquêtait sur les tortures carcérales. Son retour en France est brutal. « J’ai entendu parler de ce naufrage, mais j’avoue que c’est plutôt l’accumulation qui a attiré mon attention. Et à l’écoute des infos, je me suis posé une question toute bête : « Que deviennent ces centaines de morts ? ». Certains corps sont récupérés, d’autres non… Je me suis rendu compte que derrière ces chiffres, il manquait une chose fondamentale : l’humain. L’humain avait en effet complétement disparu et personne ne semblait s’en rendre compte. La question devenait presque philosophique : qu’arrive-t-il à une société qui laisse des morts disparaître sans retrouver leurs noms ? » La journaliste décide donc de faire de ces questions un documentaire. L’élément déclencheur est l’annonce du gouvernement italien de renflouer l’épave du 18 avril 2015. Ces opérations qui regroupent des membres de la Croix-Rouge, d’ONG, des chercheurs mais aussi des témoins, des survivants, des familles endeuillées, demandent beaucoup de temps. D’autant que les coordinations entre les parties ne sont pas toujours évidentes. « Au départ, on a rencontré des personnes qui travaillaient seules dans leur coin : un gardien de cimetière, un médecin légiste… Personne ne faisait le lien entre eux et il a d’abord fallu créer du dialogue. »
Pour ce travail au long cours, Madeleine Leroyer et sa coscénariste, Cécile Debarge, ont pu compter sur l’aide à l’écriture du CNC. « Nous nous lancions pour la première fois dans l’aventure du documentaire, ce n’était pas évident d’asseoir notre légitimité. Il fallait s’appuyer sur une structure narrative bien définie avec des personnages, un fil conducteur… Tout ça prend du temps. Nous avons tâtonné avant que les faits s’emboîtent au fur et à mesure de nos recherches… »
Une vraie enquête
C’est en 2018, que les choses prennent tournure. Après des mois d’étude autour de l’épave du bateau repêchée, les chercheurs ont des éléments tangibles sur lesquels travailler (objets personnels, ossements, vêtements…). « Les recherches légales que nous suivions nous donnaient la possibilité de raconter une histoire. Formellement le film est une enquête. C’est évidemment plus que ça, mais en surface, c’est une investigation : il y a ce bateau, ces corps, et on cherche à savoir qui sont ces gens, quelle fut leur histoire. » C’est à ce moment-là que la réalisatrice se rapproche de José Pablo Baraybar, anthropologue légiste d’origine péruvienne qui travaille pour le Comité International de la Croix-Rouge. Ce dernier multiplie les déplacements entre l’Europe et l’Afrique en quête de témoins oculaires, ceux qui auraient assisté à l’embarquement des candidats à l’exil depuis le Sénégal, voire qui auraient survécu au naufrage. C’est ainsi qu’apparaît à l’écran Abraham, réfugié érythréen désormais installé en Europe. Le jeune homme, polyglotte, connait les souffrances endurées par l’exil. Il sert d’intermédiaire, de traducteur et rassure certains rescapés réticents à témoigner. « Je n’ai pas du tout envie de me souvenir », dit d’ailleurs l’un d’eux, avant de tout raconter en mémoire des disparus. C’est sans doute l’un des éléments les plus étonnants du processus documentaire : « Je n’ai essuyé aucun refus des témoins, se souvient la réalisatrice. Mais à chaque fois il fallait bien expliquer notre démarche. Certains nous voyaient comme des journalistes et se demandaient à quoi pourraient bien servir leur parole. Il fallait installer un climat de confiance. Je ne débarquais jamais d’un seul coup avec ma caméra en face d’eux. Il y avait tout un travail d’approche en amont. »
Parmi les moments-clefs du film, cette rencontre à la frontière entre le Mali et la Mauritanie avec la famille d’un disparu et la question lancée à plusieurs reprises par l’un des frères : « Que pouvez-vous nous apporter ? Pourquoi êtes-vous là ! » Face à lui, José Pablo Baraybar, répond posément, ne promet rien et redéfinit le sens de sa mission : tenter par tous les moyens d’identifier les disparus pour permettre aux vivants de faire leur deuil. « Je me souviens que pour obtenir cette séquence, conclut Madeleine Leroyer, j’ai dû discuter au préalable avec le chef du village puis avec tous les différents membres de la famille du disparu. Il y a tout un travail invisible.» Invisible ? Numéro 387, acheté par la chaîne Arte, est aussi un film sur le pouvoir « magique » des images, sur la façon dont celles-ci peuvent révéler « la présence de l’absence » comme le dit l’une des protagonistes. Le film était en compétition au Fipadoc dans la section Impact qui regroupait des documentaires « pensés dès leur production pour aider à plus de justice sociale, à la promotion des droits humains et à la protection de l’environnement. » Mais Madeleine Leroyer pense déjà à l’après et entend monter un cinéma itinérant pour projeter son film au Sénégal, en Mauritanie et au Mali. De l’autre côté de la Méditerranée. Pour l’heure, elle le répète : « Je suis encore sous le choc du film, ou plutôt des chemins qui ont permis sa réalisation. »