Comment est né ce projet de documentaire ?
Quand j'ai pris connaissance des informations sur les expérimentations en matière de télésurveillance menées par le régime chinois dans le Xinjiang, avec les camps de détention des Ouïghours. Je me suis demandé sur quelle société s'appuyait le régime chinois pour mettre en place ce que j'appellerais une dictature numérique. Je me suis ensuite rendu compte que ce développement fulgurant des technologies de surveillance était un mouvement de fond, que cela dépassait le simple cas de la Chine pour toucher en réalité le monde entier, dont la France avec par exemple les expérimentations menées à Nice ou Saint-Etienne, et que ce mouvement s'accélérait. Il y avait donc matière à enquêter.
C'est une thématique très vaste, qui touche une multitude de territoires et qui évolue sans cesse. Comment avez-vous circonscrit votre sujet ?
Il est extrêmement difficile de ne pas se perdre et c'est une question que je me suis posé tout au long du film. Au départ, j'accumulais des informations sur différents pays. Mais ce qui fait la sélection, c'est l'articulation globale de l'histoire, la narration. L'angle s'est affiné au fur et à mesure. Je voulais montrer que les prémisses de ce que l'on pouvait observer en France, ces premières expérimentations, c'était en fait une première étape avant le basculement plus large vers une société de surveillance. Car une fois que l'expérimentation a eu lieu, que la technologie a été testée et a prouvé son efficacité, généralement elle perdure dans le temps et peut être utilisée à d'autres fins, moins « nobles ». La structure du film a été bâtie comme ça : on part de l'exemple de Nice, qui peut sembler anodin, mais qui pour moi préfigure ce qui peut-être va se passer sur notre territoire dans quelques années, puis on étudie ce qu'il se passe dans d'autres pays qui vont beaucoup plus loin dans la surveillance. J'ai voulu construire mon documentaire comme une montée en puissance pour faire passer ce message-là. Donc au fur et à mesure, j'ai élagué pour ne garder que ce qui permettait de faire cette démonstration. Il y a au final une bonne dizaine de jours de tournage qui ne sont pas dans le film.
Cette construction permet d'éviter au film d'être un simple catalogue de cas d'usages de la télésurveillance...
Exactement. Je ne voulais pas me contenter d'une somme d'exemples. C'est pour moi la base de mon travail de journaliste d'investigation et de documentariste : arriver à mettre en place une démonstration à partir de l'information recueillie. J'avais aussi la volonté d'éviter de faire un sujet qui soit trop technique, pas assez parlant visuellement.
Le film joue également avec les modes de narration. La partie en Chine, par exemple, a presque, dans son montage et sa réalisation, un petit côté film d'aventure.
Oui, nous voulions jouer avec les modes de narration au sein même du film. On mélange de l'animation en 3D, des procédés techniques pour faire des effets en slow motion en infrarouge de jour... Le film est pensé comme un documentaire plutôt classique avec témoignages face-caméra, mais petit à petit on bascule dans une petite aventure en Chine. Je voulais qu'il y ait cette évolution dans la narration à l'image.
Quelles ont été les différentes phases de conception du film ?
Il y a d'abord une phase d'écriture du projet, un temps de développement, qui prend environ deux mois. J'ai fait une pré-enquête d'un mois, en lisant des livres, faisant de la veille sur la presse, rencontrant des gens pour circonscrire le sujet... Puis pendant un mois j'ai rédigé le dossier, qui devait être assez consistant pour convaincre la direction des documentaires d'Arte. Nous avons eu un premier rendez-vous, qui a permis d'affiner l'angle, en fonction des contraintes d'Arte (ne pas être redondant avec un sujet qu'ils ont déjà, être accessible...). Concernant l'enquête à proprement parler, on peut dire qu'elle dure pendant toute la durée du film. Disons 4 à 6 mois. Là, on rentre vraiment dans le détail, on épluche des rapports, puis on met en place une stratégie de tournage. Sur ce film, cette stratégie était importante : par exemple, à quel moment positionnait-on le voyage en Chine ? C'est un passage crucial, et j'ignorais si j'allais avoir un visa presse. Je ne savais pas s'il fallait que j'y aille au début, au milieu ou à la fin de mon enquête. Je ne voulais pas le faire dans la précipitation, mais en même temps il ne fallait pas y aller trop tard car j'avais besoin de savoir combien de temps durerait cette partie dans le film.
Obtenir le visa presse en Chine a été difficile ?
Il a fallu un mois de négociations. Sans le visa presse, il aurait été très difficile de faire ce documentaire, j'aurais eu beaucoup de mal à aller au Xinjiang. J'ai expliqué à l'ambassade le sujet sur lequel je travaillais : comment l'intelligence artificielle permet d'accroître la sécurité, de lutter contre le terrorisme... Quand vous voulez obtenir un visa presse, en Chine notamment, il faut être invité par des entreprises ou des institutions. Comme j'allais effectivement tourner dans des entreprises, j'ai pu avoir ces autorisations. Le visa presse était valable 25 jours, à compter du moment où j'arrivais en Chine. Il a donc fallu tout faire « rentrer » dans ces jours, sachant qu'il y avait beaucoup de déplacements intérieurs.
Avez-vous fait appel à des fixeurs, en Chine ?
J'ai eu plusieurs fixeurs qui étaient d'accord pour travailler en amont sur la pré-enquête, mais ne voulaient ensuite pas être associés au projet. Dès que vous parlez du Xinjiang, les gens sont réticents car cela peut avoir des répercussions sur leurs carrières. Nous avons finalement travaillé avec quelqu'un qui était Français d'origine chinoise, qui m'a accompagné mais qui n'a d'ailleurs pas voulu venir au Xinjiang lui non plus. Sur place, il a fallu quelqu'un d'autre pour nous y accompagner. Cela a été difficile car habituellement on emploie un seul fixeur ; là il a fallu passer le relais 4 fois !
Comment s'est déroulée l'étape du montage ?
Nous avions énormément d'heures de rushs, des centaines. On a toujours tourné à 4 caméras : une caméra 360, deux caméras pour les interviews et la caméra en slow motion. Et la structure du film n'a cessé de bouger ! On a monté en élaguant, sans cesse, en montant des parties pour finalement les éliminer... On a fonctionné avec un mur de post-its ! Au niveau de la post-production, nous avons également travaillé avec des graphistes pour différents effets dans les transitions, les cartes, le lien avec la caméra 360... Il y a eu beaucoup d'éléments à réfléchir et travailler simultanément, et l'aide de mon coréalisateur Ludovic Gaillard a été essentielle.