Comment définiriez-vous l’ADN de votre société de production Altamar Films ?
Alexa Rivero : Je suis d’origine latino-américaine par mon père, vietnamo-martiniquaise par ma mère et tous deux vivent en Grèce. J’ai donc naturellement un tropisme international ! (Rires.) J’ai commencé par faire de la programmation pour un festival latino-américain puis j’ai produit des courts métrages. Par la suite, j’ai toujours travaillé avec des producteurs internationaux que ce soit chez Mille et Une Productions ou Memento, en distribution, vente et production. Je me suis occupée de la production exécutive du Passé d’Asghar Farhadi, j’ai collaboré avec Nuri Bilge Ceylan, Joachim Trier… de grands auteurs internationaux auprès desquels j’ai beaucoup appris. Et quand j’ai voulu monter ma société, c’était avec la volonté de chercher les nouvelles pousses, les talents émergents de demain, et ce à travers des écritures ou des styles de mise en scène décalés. Il se trouve que je n’ai pas encore travaillé avec des Français mais je commence à avoir des pistes.
Comment, dans l’histoire de votre société, Le Miracle du Saint Inconnu (2019) du Marocain Alaa Eddine Aljem a-t-il constitué un marqueur ?
C’était la première fois que je me retrouvais à Cannes, à la Semaine de la Critique. C’était aussi ma première collaboration avec Condor, le distributeur de Tigresse. Cannes offre évidemment un tremplin. On a même vendu les droits de remake aux États-Unis ! Le Miracle du Saint Inconnu, par la singularité de l’écriture de son auteur, symbolise exactement le type de cinéma que j’ai envie de défendre. C’est la seule manière d’exister et d’émerger, à mes yeux, si on veut faire du cinéma indépendant. C’est ce qui m’a frappée à la lecture du scénario de Tigresse. Cette manière qu’a Andrei Tănase de ne jamais appuyer sur les choses les plus tragiques, en distillant même du fantastique, du comique, voire l’absurde dans le drame. Un geste d’autant plus impressionnant qu’il s’agit d’un premier long métrage. J’ai tout de suite senti qu’il y avait un auteur derrière ce script.
Comment aviez-vous entendu parler du scénario ?
C’était au festival de Sarajevo en 2019. Anamaria Antoci et Irena Isbăşescu, les productrices, et Andrei Tănase présentaient au marché le film qui était encore à l’état de projet. La simple lecture du synopsis m’avait intriguée et poussée à les rencontrer. Anamaria Antoci et Irena Isbăşescu sont de jeunes productrices très solides qui ont déjà travaillé avec de très grands cinéastes. Elles symbolisent vraiment la nouvelle génération du cinéma roumain. Elles m’ont envoyé dans la foulée le scénario et comme je vous le disais, sa qualité m’a impressionnée. Et je n’ai pas été la seule. On a ainsi obtenu l’Aide aux cinémas du monde avant réalisation du CNC à l’unanimité, et j’ai prévendu assez vite les droits de distribution France à Condor. Tout a été relativement fluide dans ce financement qui s’est fait de manière assez classique, avec l’apport des centres du cinéma grec, français et roumain, mais aussi d’Eurimages, de Media Europe, des MG de distributeurs, et de partenaires privés locaux en Roumanie.
À partir du moment où vous entrez dans l’aventure, comment se répartit le travail entre vous et les autres coproducteurs ?
Le développement du scénario était déjà très avancé, la structure présente, mais on a pu affiner des choses, couper certaines scènes pour que tout tienne dans le budget. On a aussi souhaité recentrer le récit autour du parcours émotionnel de Vera. On a fait ces ajustements ensemble avec les distributeurs, les coproducteurs… Et on a eu la chance d’avoir à nos côtés un cinéaste très à l’écoute. De plus, très tôt, Anamaria et Irena avaient identifié le dresseur Thierry Le Portier comme un élément essentiel à cette aventure. Dès que vous voulez tourner avec des tigres, c’est le premier nom qui surgit car Thierry est le dresseur de fauves le plus connu du septième art. Celui qui a la filmographie la plus importante : L’Odyssée de Pi (Ang Lee), Deux Frères (Jean-Jacques Annaud), Le Pacte des loups (Christophe Gans), Gladiator (Ridley Scott), Roselyne et les Lions (Jean-Jacques Beineix), sans compter son travail sur Fort Boyard ! Anamaria et Irena avaient donc pris contact avec lui mais s’étaient aussi mises en quête d’un producteur français pour faciliter les choses. Au vu de l’importance de la tigresse dans le récit, il était indispensable de savoir très en amont si Thierry acceptait de travailler sur le film bien sûr, mais aussi si les scènes écrites dans le scénario étaient possibles à mettre en boîte.
Comment a-t-il réagi ?
Il a tout de suite dit oui et on a énormément échangé pour parvenir à quelque chose qui soit le plus précis possible. On a donc story-boardé toutes les scènes où la tigresse intervient et on s’y est tenu au millimètre près. Sachant que Thierry nous avait précisé les scènes qui ne pourraient pas se tourner comme elles avaient été écrites en proposant à chaque fois une alternative. Son expertise a été essentielle. C’est un personnage incroyable. Il a plus de 70 ans mais reste d’une jeunesse extraordinaire. Il faut aussi savoir que Minh, la tigresse du film, est vraiment une star ! Elle a joué dans Deux Frères, L’Odyssée de Pi… On l’a longtemps vue dans Fort Boyard. Thierry est parti en Transylvanie avec deux tigresses, deux camions. Soit 3800 kilomètres de route et pas mal de frontières à traverser. Ce qui a un peu angoissé la productrice que je suis. Mais Thierry m’a assuré avoir fait des choses bien pires ! (Rires.)
Pourquoi deux tigresses et pas une seule ?
Pour la scène où la tigresse est sédatée, comme Minh est un peu âgée, on ne voulait pas lui faire subir ça. On a donc fait appel à une jeune tigresse accompagnée par un vétérinaire qui est venu spécialement de France. Une fois la tigresse endormie, on a eu vingt minutes pour tourner la scène avant qu’elle ne se réveille. C’était le moment d’adrénaline du film ! Sinon, toutes les scènes mettant en scène le félin ont été tournées en deux temps. D’abord Thierry et la tigresse sur fond vert, puis avec les acteurs mais sans la tigresse. On a ensuite fait le mix en postproduction. Ce qui explique pourquoi on a pas mal d’effets spéciaux sur le film.
Cela a aussi impliqué un temps de tournage un peu allongé…
Oui, c’est pourquoi il s’agit du plus gros budget pour un premier long métrage dans toute l’histoire du cinéma roumain ! Avec un peu plus d’un million d’euros.
Un autre grand nom français apparaît au générique de Tigresse : Jean-Benoît Dunckel, le cofondateur du groupe Air, qui en signe la BO. C’est vous qui avez eu cette idée ?
J’ai tout de suite dit que j’aimerais proposer des compositeurs français. Je leur ai fait une liste de quelques noms. Mais très vite, Andrei m’a dit qu’il adorerait que ce soit Jean-Benoît Dunckel. Il m’a aussi demandé si je pensais que ça serait possible. Or pour moi, qui ne tente rien n’a rien. J’ai réussi à trouver le bon contact et Jean-Benoît m’a dit oui très rapidement. Il se trouve qu’en plus il adore les félins ! Il s’est plié à l’exercice et sa BO constitue un personnage à part entière du film. Il a même composé les paroles du générique de fin.
Quels sont les autres techniciens français auxquels vous avez fait appel ?
L’ingénieur du son Julien Brossier qui a travaillé avec un perchman roumain et a réussi à s’intégrer sur le plateau. Mais aussi une part des effets spéciaux, qu’on a répartis entre les trois pays coproducteurs, avec une supervision en Roumanie.
Vous êtes aussi intervenue au montage ?
On a confié le montage au Grec Smaro Papaevangelou, mais le monteur en chef était celui de tous les films de Yórgos Lánthimos, Yorgos Mavropsaridis. On a vraiment voulu entourer Andrei de talents extrêmement solides sur lesquels il pourrait s’appuyer. Et on avait vu juste car il est sorti du tournage épuisé. Pour un premier long, cette aventure a eu un indéniable coût humain et psychologique. Mais au fond, au montage, il y a eu assez peu de discussions et de grands bouleversements, là encore parce que le scénario était vraiment solide.
Quelles sont les prochaines productions d’Altamar ?
On vient de commencer le 5 août le tournage au Canada d’Une splendeur de vivre de Marianne Métivier avec Garance Marillier et Camille Rutherford, puis en novembre, au Paraguay, celui de Notre terre, le troisième long métrage de l’Argentin Francisco Márquez, dont le premier film, La Longue Nuit de Francisco Sanctis avait été sélectionné à Un Certain Regard en 2016. Et en 2025, ce sera au tour de L’Histoire de Simon Jashi de Dmitry Mamuliya et Canciones perdidas de Kiro Russo.
TIGRESSE
Réalisation et scénario : Andrei Tănase
Photographie : Barbu Balaosiu
Montage : Smaro Papaevangelou
Musique : Jean-Benoît Dunckel
Production : Domestic Films, Altamar Films, Graal Film
Distribution : Condor
Ventes internationales : Totem Films
Sortie le 7 août 2024
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation