Sans cœur est adapté d’un court métrage homonyme primé à la Quinzaine des cinéastes en 2014, mais Les Valseurs avaient par ailleurs déjà travaillé avec la réalisatrice Nara Normande sur un autre court métrage, Guaxuma…
Justin Pechberty : Oui, tout est en effet parti de Guaxuma, produit en 2018, un film d'animation dont le processus a été assez vertigineux, notamment parce qu’il mélangeait plusieurs techniques autour de la représentation du sable. Son parcours en festival, démarré à Annecy, a été assez incroyable, il a remporté une cinquantaine de prix dans le monde et a marqué à la fois le monde de l'animation et celui du documentaire, puisqu’il est à cheval entre les deux. Après cette expérience, Les Valseurs ont tout de suite été associés à Sans cœur, qui était lui-même tiré d’un court métrage, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en 2014, coréalisé déjà par Nara Normande et Tiao. Il s’agissait d’un court en prises de vue réelles, inspiré des souvenirs d’enfance de Nara autour de cette plage dont elle parlait déjà dans Guaxuma. Nous avons été associés au développement de cette version longue de Sans cœur avec Cinemascopio, la société de production brésilienne d’Émilie Lesclaux et Kleber Mendonça Filho. Le financement a été long, notamment parce qu’il a été heurté par le Covid. Mais ce décalage a permis l’arrivée d’une productrice italienne, Nadia Trevisan, de Nefertiti Film. Nous avons finalement tourné le film en septembre 2022.
Qu’est-ce qui dans le court métrage initial vous semblait appeler son prolongement dans un long ?
Ce sont évidemment des questions que se sont posées Nara, Tiao, tous ceux qui ont participé à l'écriture du film et nous, qui les avons accompagnés. Le court métrage raconte vraiment un instant, une cristallisation. Il s’agit de l'histoire d'un garçon, d’un adolescent qui vient passer un été à Guaxuma et qui croise une jeune fille mystérieuse, qui s'appelle « sans cœur » et pour laquelle il va avoir un coup de cœur. Dans le court métrage, la figure de « sans cœur » est une sorte de projection, un personnage dont on ne perce finalement pas le mystère. Quand Nara et Tiao ont décidé de développer l'histoire en long métrage, la première chose qu’ils ont faite a été de revenir à l'origine de cette histoire, qui est très personnelle pour Nara, dans le sens où elle est inspirée de sa propre adolescence. Le personnage principal du film est donc désormais une adolescente, et non plus un adolescent. Ce qui permettait au long métrage, au-delà de l’évocation de la cristallisation amoureuse, de la question de l'éveil à la sensualité et à la sexualité, de réfléchir aussi à la question de sa propre identité. Un autre aspect très important du film était de donner de la place au personnage de « sans cœur » et de trouver un équilibre entre ces deux jeunes filles. Sans cœur parle enfin d'une époque et d’un contexte géographique précis, le Brésil des années 1990. Il traite non seulement de la naissance du désir amoureux, mais aussi des différences de classes. Le long métrage n'est plus le récit de la cristallisation d’un sentiment, mais celui d'un amour impossible. Pas uniquement car il s’agit d’un amour entre deux adolescentes, mais aussi parce qu’il parle d’un amour entre une jeune fille d'un milieu social de classe moyenne, qui a la chance de pouvoir partir étudier ailleurs, de mener sa vie, et d’une autre, fille de pêcheur, qui n’a pas cette opportunité-là.
Formellement, esthétiquement, diriez-vous que le long est également une manière d’approfondir le court ?
Je ne dirais pas forcément qu’il s’agit d’un approfondissement, parce que le court métrage avait été tourné en 16mm. Il est magnifique, mais on y voit aussi toutes les limites économiques du court métrage. Je pense en particulier à un élément qui est très important dans le film : cette figure de la baleine, que nous voyons sur l'affiche. C'est drôle de comparer les deux films parce que dans le court métrage, ils ont construit une baleine qui doit faire seulement le dixième de la baleine qu'on a pu construire pour le long. L’esthétique est très différente, mais c’est aussi la conséquence d’une économie qui nous offrait plus de possibilités avec un budget autour de 1, 3 millions d’euros. Il a notamment permis à Nara et Tiao de développer tout un aspect de leur cinéma qui est important, à savoir la dimension onirique, entre autres via la création d'effets spéciaux. Nous voyons dans le film des animaux marins mais aussi d’autres éléments qui ne pouvaient pas exister dans le court, à la fois parce qu’il n’y avait pas l’espace narratif pour les faire vivre, mais également pas les possibilités économiques. Finalement, il s’agit de deux œuvres qui se répondent tout en étant très distinctes l’une de l’autre. Nous pouvons reconnaître la même approche du cadre et du découpage, mais les esthétiques sont très différentes.
Quelles ont été les grandes étapes du film, entre le tournage et la sortie ?
Nous avons tourné six semaines en septembre 2022, et le film a ensuite eu un parcours de post-production assez long. Comme il y avait énormément de matière, le montage a pris du temps. Il a été fait à trois mains. Il a été entamé par une monteuse au Brésil, Juliana Munhoz, qui a travaillé à Sao Paulo avec Nara et Tiao. Ils ont été rejoints par un monteur de Recife, Eduardo Serrano, qui avait travaillé sur le court Sans cœur et sur Guaxuma. Puis le film est venu en France où a travaillé une monteuse française, Isabelle Manquillet, qui a permis d’aboutir à la version que nous avons présenté à la Mostra de Venise l’année dernière, où le film a été sélectionné. Une fois le montage images terminé, la suite de la post-production s’est répartie entre l'Italie et la France. L'Italie a pris en charge toute la partie son et la France l'image. Les effets visuels ont constitué un important travail. Ils ont été réalisés en France et ont notamment été partagés entre la CGEV et les studios Pulp. Nous avons eu deux mois pour terminer le travail entre le moment où le film a été sélectionné à la Mostra et sa présentation en septembre 2023. Après Venise, le film a fait un beau parcours en festivals. Je pense notamment à Biarritz Amérique latine, à Chéries-chéris, au festival d'Amiens, où il a remporté le prix du jury. Le film a également été distingué au Brésil [prix du film LGBT et meilleure photographie au festival de Rio – ndlr]. Les sorties en salles ont été décidées conjointement par le Brésil et la France : le 10 avril en France et le 18 avril au Brésil.
Quelle parenté voyez-vous entre ce film et ceux de Kleber Mendonça Filho ?
Elle est presque organique : Kleber Mendonça Filho est le grand cinéaste de Recife de ces vingt-cinq dernières années. Nara et Tiao se sont inscrits dans la continuité de son travail. Les connexions entre eux existent depuis longtemps, puisque Kleber Mendonça Filho avait déjà accompagné Tiao sur Muro, l’un des plus beaux courts métrages brésiliens des dernières années. Une relation quasi familiale s’est tissée entre eux. Kleber Mendonça Filho n’était pas forcément présent sur le tournage de Sans cœur au quotidien, mais cela lui offrait aussi une distance, qui a été bénéfique au projet. Il a fait des retours sur le scénario et été là à toutes les étapes clés. Je crois qu'il se reconnaît dans le film, notamment dans la façon dont celui-ci reconstruit les souvenirs – une question qui est vraiment au cœur du film. Sans cœur convoque des souvenirs, et notamment des souvenirs géographiques. Et cette géographie, Kleber Mendonça Filho la connaît particulièrement bien puisqu’elle porte tous les films qu'il a réalisé jusqu'à présent.
En tant que producteur et distributeur, qu’est-ce qui a attiré votre regard vers le Brésil ?
C'est un mélange entre le hasard et le goût, les rencontres et la nécessité. Au festival de Cannes, en 2016, alors que Les Valseurs n’était pas encore une société très bien identifiée, nous avons rencontré le cinéaste Joao Paulo Miranda Maria, qui présentait un court métrage en compétition cette année-là, qui a remporté une mention spéciale. Nous avons eu un coup de cœur pour son regard, son cinéma. Dans les six mois qui ont suivi, nous avons financé et tourné un autre de ses courts, montré l’année suivante à Cannes. Le début d'une grande histoire avec lui, et avec le Brésil en général, puisque par capillarité, par amitié, il nous a présentés et recommandés à de nombreux cinéastes brésiliens, dont Nara. Un cercle vertueux s’est mis en place. Nous travaillons avec d’autres cinéastes brésiliens, comme Carlos Segundo, avec qui nous avons fait six films, dont Big Bang, Léopard d’or du meilleur court à Locarno, en 2022. Le Brésil est un pays où le cinéma est très riche, malgré ces dernières années où il a été sérieusement ébranlé. De nombreux cinéastes ont émergé au cours des quinze années passées. C'était particulièrement enrichissant et excitant de les rencontrer et de les accompagner à différentes étapes de leurs parcours. Malgré les épreuves qu’il a subies, le cinéma brésilien a de belles années devant lui.
Sans coeur
Réalisation: Nara Normande et Tiao
Scénario : Nara Normande et Tiao
Photographie : Evgenia Alexandrova
Musique : Tratenwald
Montage : Juliana Munhoz
Production : CinemaScopio, Les Valseurs, Vitrine Filmes
Distribution : Les Valseurs
Ventes internationales : The Party Film Sales
Sortie le 10 avril 2024
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde (avant réalisation)
