En attendant la nuit met en scène un adolescent qui, pour survivre, a besoin de sang humain. Comment est né ce projet ?
Céline Rouzet : Ce film est né d’un drame personnel : pendant que j’étais en train de développer un projet de documentaire, mon frère qui est né différent et a, dans sa vie, beaucoup subi le rejet des autres, est décédé. J’ai eu envie de transcender ce chagrin, mais plus encore mon impuissance et ma colère face à cette injustice, … Avec William [Martin], nous nous connaissons depuis nos années lycée à Annecy. Nous avons grandi et d’une certaine manière nous nous sommes construits ensemble. J’en ai donc spontanément parlé avec lui. Tout de suite, il m’a assuré que je n’arriverais pas à traiter ce sujet de manière réaliste ou naturaliste. Et puis, alors que je commençais l’atelier de scénario de la Fémis, j’ai eu un déclic : passer par la figure du vampire. Elle ne vient pas de nulle part : enfant, mon frère nous expliquait que des vampires venaient lui parler tous les soirs. Il était au départ évidemment terrifié et puis, au fil du temps, il avait fini par développer une passion pour ces créatures qui, au fond, comme lui, sont condamnées à vivre dans l’ombre. Il s’était alors mis à regarder tous les films de vampires existants. De mon côté, j’ai tout de suite compris que faire de Philémon, mon jeune héros, un vampire allait me permettre d’avoir la distance nécessaire par rapport à mon histoire personnelle.
Comment avez-vous travaillé ensemble ?
William Martin : Il fallait aller au-delà du concept et de la métaphore en construisant un récit. Notre première idée a été de le découper en trois parties. Trois étapes de la vie du personnage : son enfance, son adolescence puis l’âge adulte.
CR : Une sorte de Moonlight [de Barry Jenkins, 2016 – ndlr] même si le film n’était pas encore sorti à l’époque. Puis, en revoyant Brazil, [de Terry Gilliam, 1985 – ndlr] j’ai eu l’idée d’en faire un film de science-fiction complètement délirant ! Mais nous n’en étions alors qu’à l’étape du traitement.
WM : Il fallait en passer par là avant de trouver ce que nous avions vraiment envie de raconter et la manière de le faire. Il y avait cependant dès le départ certains éléments qui se retrouvent dans le scénario final. Céline a ainsi toujours été attachée à l’épisode de l’aménagement de Philémon et de sa famille dans une nouvelle maison. C’est toujours intéressant de voir comment des personnages vont se réinventer dans un nouvel environnement... Voilà pourquoi notre scénario s’est finalement construit autour de trois points de vue sur la différence de Philémon. La manière dont il se voit lui-même. La manière dont sa famille le voit. Et la manière dont la communauté du lieu où ils viennent d’aménager le voit.
CR : Le film s’est trouvé à cette étape. Je voulais qu’il soit politique mais sans marteler son propos. L’idée de cet emménagement dans une banlieue pavillonnaire tranquille et sans histoire, terrifiante de perfection, qui se referme sur le personnage, me le permettait. La fin du film était aussi présente depuis le début de l’écriture. Car un happy end aurait conduit à nier ce rejet de la différence… Au cours de l’écriture, j’ai été influencée par la découverte de Shirley Jackson, une romancière américaine de fantastique qui parle brillamment de la manière dont les conventions sociales peuvent dissimuler la sauvagerie. Ça a vraiment été une obsession pour moi de montrer comment ce monde conventionnel peut se révéler extrêmement brutal pour les gens qui ne rentrent pas dans le moule.
Comment vous répartissez-vous le travail ?
WM : Notre grande chance est d’avoir un langage et un territoire communs, car nous nous connaissons bien et depuis longtemps. Je dirais que notre travail a surtout constitué, dans un premier temps, à beaucoup échanger avant de se lancer dans la phase d’écriture.
CR : C’est ainsi que nous avons très vite identifié le grand défi qui se dressait devant nous : faire de Philémon un monstre innocent. Nous devions travailler la dramaturgie pour qu’on sente en lui ce danger qui monte et que l’on comprenne, petit à petit, le problème de son impossible intégration. Nous voulions que les parents comme les futurs spectateurs se demandent ce qu’il va être capable de faire. Philémon est un personnage extrêmement touchant, extrêmement humain, il ne fallait pas qu’il devienne un serial killer. Il devait rester attachant, donc il n’était pas question d’aller trop loin dans la brutalité ou la violence sous peine de casser ce lien. Il fallait qu’on découvre son secret, et que ses actes se comprennent aussi à cause de la manière dont il est poussé à bout par cette société qui le rejette. Ça n’a pas été simple pour nous d’y parvenir.
WM : Il ne faut pas perdre de vue qu’il s’agit pour Céline comme pour moi de notre premier long métrage. Nous nous sommes donc beaucoup découverts dans ce processus. Nous travaillons beaucoup à l’instinct, par exemple, mais nous avons fini par comprendre que nous avions aussi besoin d’une méthode. Nous avons appris à marcher en marchant ! Nous sommes tombés dans tous les pièges, avant de comprendre que toutes les solutions à nos problèmes étaient liées à l’émotion de notre personnage principal. Le film s’est vraiment trouvé à partir du moment où nous avons assumé le fait que Philémon découvrait quelque chose de nouveau dans sa condition. En particulier la scène décisive où Philémon constate que boire du sang lui fait un effet qu’il ne connaissait pas. Dans les précédentes versions du scénario, il ne s’agissait que d’une règle familiale : tu n’as pas le droit de boire de sang ! Et cela signifiait par ricochet qu’il était pleinement conscient du danger dès le début. Le fait qu’il le découvre par lui-même change tout dans la conduite du récit.
CR : Tout a aussi bougé quand nous avons compris que l’émotion principale du personnage serait sa colère qui allait le pousser à être dans l’action et à devenir plus monstrueux sans savoir jusqu’où. Garder le mystère était important mais cela nous obsédait tellement que nos premières versions étaient un peu trop complexes ! Nous avons dû clarifier les enjeux, les poser plus frontalement et par ricochet alléger tout le début du récit afin de maintenir le mystère intact le plus longtemps possible. À l’écriture d’abord, puis à la mise en scène en jouant beaucoup avec le hors champ.
WM : Nous nous sommes demandé à quel moment il fallait que ça explose. En suivant la même logique, nous avons choisi de distiller la méfiance à plusieurs endroits. Comment la famille va-t-elle commencer à se méfier de Philémon ? Philémon se méfier de lui-même ? La communauté se méfier de lui ? C’est au fil des réponses à ces trois interrogations que le mystère va peu à peu se craqueler.
CR : Notre vœu pour ce film, c’est que les gens en sortent en se demandant ce qu’ils auraient fait à la place des parents de Philémon, ou à la place des voisins…
Aviez-vous des références visuelles dès l’écriture ?
CR : Oui, énormément. Mais davantage des films de monstre que des films de vampire. Car les films de monstre sont profondément des films d’exclusion, qui est la thématique centrale d’En attendant la nuit. Elephant Man, Edward aux mains d’argent et La Mouche pour la grande tendresse et la grande humanité à l’égard des monstres ainsi que pour leur lyrisme et leur romanesque. La Mouche nous a tout particulièrement débloqués pendant l’écriture en nous aidant à vraiment assumer la transformation de Philémon, cette part de danger qu’il va dégager mais aussi de douceur et de tourments. Mais je pourrais aussi citer Parasite pour son ironie dramatique, sa tonalité jubilatoire, sa manière si brillante d’instaurer une complicité entre les membres de la famille et le spectateur qui est le seul à connaître leurs secrets, à la différence des personnages placés sur leur route.
WM : Ces quatre films nous ont vraiment guidés et obsédés pendant tout le processus d’écriture. Côté réalisation, Virgin Suicides a beaucoup inspiré Céline. C’est un film qui nous avait tous les deux marqués dans notre jeunesse et qu’elle a revisité ici à travers la banlieue où l’action se déroule et plus largement le climat qui émane d’En attendant la nuit.
CR : Virgin Suicides mais aussi A Swedish Love Story et Donnie Darko. Pour leur romantisme un peu macabre, leur mélancolie, leur capacité à créer de la tension, de l’étrangeté tout en étant régulièrement traversés de moments d’humour absurde. C’était notre ambition avec En attendant la nuit : être à la fois dans le tragique, le romanesque et l’humour. William qui sait si bien écrire de la comédie a été essentiel de ce point de vue-là, alors que j’ai plutôt tendance naturellement à aller vers le grand drame.
WM : Je sais qu’En attendant la nuit peut être vu par le seul prisme du genre. Mais notre désir premier était d’en faire un film romantique, sensuel. Nous voulions à la fois coller aux codes du genre et s’en éloigner. Paradoxalement, c’est un film très lumineux alors que l’intrigue se passe beaucoup de nuit.
CR : Oui, ça devait être un film de vampire solaire ! D’ailleurs, l’apport de Maxence Lemonnier, notre directeur de la photo, son travail sur l’ombre et la lumière – cette idée centrale que lumière doit être dangereuse et l’ombre, un refuge – a été essentiel. D’autant qu’il a dû jouer avec la contrainte de la lumière naturelle et une météo qui fut plus que capricieuse !
EN ATTENDANT LA NUIT
Réalisation : Céline Rouzet
Scénario : Céline Rouzet et William Martin
Photographie : Maxence Lemonnier
Montage : Léa Masson
Production : ElianeAntoinette, Reboot Films, Altitude 100 (Belgique)
Distribution : Tandem
Ventes internationales : Playtime
Sortie le 5 juin 2024
Soutiens du CNC : Soutien au scénario (aide à la réécriture), Avance sur recettes avant réalisation, Aide à la création de musiques originales, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024)
Céline Rouzet a également bénéficié de l'aide au parcours d'auteur du CNC en 2023.