Quand et comment est née l’envie de raconter ce lien particulier qui unit ce père et sa fille ?
Erwan Le Duc : L’idée est venue assez rapidement après la sortie de Perdrix, donc avant la série d’Arte Sous contrôle, de Charly Delwart, que j’ai réalisée. Et elle est directement inspirée du personnage du frère dans Perdrix, joué par Nicolas Maury, qui élevait seul sa fille. J’avais envie de raconter cette relation-là en allant encore plus loin dans l’idée de leur isolement vis-à-vis du reste de monde. Je voulais parler de l’amour inconditionnel d’un parent pour son enfant qui devient en même temps une sorte d’emprise et aussi décrire comment sortir de cette emprise. Étienne et Rosa ont surmonté le traumatisme vécu avec le départ soudain de la mère (départ pour lequel, volontairement, je ne donne pas beaucoup d’explications) car ils ont précisément refusé de le considérer comme un traumatisme. Il y a eu chez eux un bouleversement mais pas d’effondrement. Étienne n’est jamais dans l’acrimonie ou l’amertume. Il a essayé, à l’inverse, de se construire une vie heureuse avec sa fille. Quitte à être dans un certain déni de la réalité. La question centrale du film réside dans la manière dont ce duo va parvenir à se séparer ou non, quand Rosa doit quitter le nid familial pour poursuivre ses études.
Ce sujet aurait pu donner lieu à un drame poignant mais votre choix est d’aller sur un film flirtant souvent avec la comédie. Pour quelle raison ?
J’ai su très tôt que je ne voulais pas faire un drame ou un mélodrame à partir d’un sujet qui, sur le papier, m’emmenait clairement sur ce terrain-là. C’est d’ailleurs pourquoi on entend Étienne expliquer à l’un de ses interlocuteurs que malgré tout ce qu’il a pu traverser, sa vie n’a rien d’un drame. À travers cette scène, c’est en quelque sorte moi qui dialogue avec mon scénario dans cette idée de légèreté un peu folle face à la gravité de la situation. C’est ce que le film raconte, le côté joyeux ne recouvrant jamais totalement les failles. Le trajet du récit épouse celui du personnage qui va finir par accepter de fendre l’armure dans une dernière partie plus onirique et plus taiseuse aussi où les choses s’expriment avant tout par l’image et par les regards. Le film va assumer cette part de mélodrame quand le personnage l’assume lui-même.
La Fille de son père s’ouvre par une scène de huit minutes qui présente, sans dialogue et sur la musique de Julie Roué, les personnages d’Étienne et Rosa et ce qu’ils ont traversé dans les dix-huit années qui précèdent le début de l’intrigue. Vous aviez cette séquence, qui rappelle l’introduction du film Pixar Là-haut, en tête dès l’écriture ?
Non mais elle est arrivée très tôt sur la table de montage. À la fois pour permettre aux spectateurs d’entrer dans le film, chargés de ces émotions-là, mais aussi par envie de proposer un geste de cinéma fort. Cela me permettait de poser le ton de ce qu’allait être le film et la manière ludique avec laquelle j’entendais raconter cette histoire.
Comment avez-vous choisi vos deux interprètes principaux, Céleste Brunnquell et Nahuel Pérez Biscayart ?
Je n’ai commencé à penser au casting qu’une fois arrivé à une version du scénario qui me convenait. Quand on m’en a parlé, le nom de Nahuela surgi comme une étincelle… parce qu’il n’était pas du tout le personnage ! (Rires.) On ne l’imagine pas spontanément en père entraîneur de football dans une petite ville de province. Il a apporté à Étienne quelque chose de très physique, un côté assez expressionniste, car chez lui beaucoup de choses passent juste par le regard, tant dans la comédie que dans l’émotion. Il a la capacité de passer d’une énergie bondissante à une immense fragilité. Quant au personnage de Rosa, il constituait sur le papier un vrai défi pour une comédienne avec énormément de texte et beaucoup de choses très complexes à traverser dans des émotions souvent contradictoires. Céleste s’est imposée à moi aussi naturellement que Nahuel car elle avait cette même capacité à amener ailleurs son personnage. Rosa peut paraître d’emblée un peu dure, un peu brutale par tout ce qu’elle balance à la tête de son père et Céleste a su lui apporter beaucoup de douceur et de sincérité.
Pourquoi avoir fait appel à une chorégraphe dans la préparation du film avec les comédiens ?
J’avais besoin que dès le premier plan, on croie au lien de parenté entre Étienne et Rosa. Il fallait donc créer de la familiarité entre eux. Ça passait notamment par une façon de se déplacer ensemble. On a donc mis en place toute une chorégraphie en amont afin de trouver une fluidité dans leurs mouvements.
Comment avez-vous travaillé à l’atmosphère visuelle du film avec votre directeur de la photo Alexis Kavyrchine ?
L’idée était d’épouser ce que vivent les personnages, donc de jouer beaucoup sur les contrastes. D’avoir, en termes de réalisation, des moments très composés et d’autres très chaotiques. D’enchaîner un plan assez long en cadre fixe avec un panoramique un peu sec. De trouver un équilibre dans le déséquilibre. Je voulais qu’on soit dans un récit tenu mais très organique. On a travaillé sur tout ça très en amont, mais en questionnant en permanence nos choix, en les nourrissant des idées du moment. Cette effervescence que j’ai essayé d’entretenir sur le plateau passe par des choses assez baroques comme cette scène où, par manque de temps pour installer un pied, Alexis s’est retrouvé à tenir la caméra à bout de bras au-dessus de sa tête, ce qui donne un tremblement et au final un certain relief à la scène. Ou cet autre moment où, pour une ultime prise, je lui ai demandé de filmer avec la caméra à l’envers, posée sur son épaule, avec l’objectif dans le dos, sans voir ce qu’il filmait. Un vrai truc de gosse mais il n’a pas hésité une seconde ! Et il se trouve qu’on a utilisé ce plan en question au montage car ces moments décadrés ajoutent de l’onirisme.
Vous aviez des références de films en tête ?
Les films de Nanni Moretti des années 80, dont Palombella rossa, pour le côté à la fois très volubile et au bord du gouffre du personnage, qui a vraiment constitué pour moi un phare pour écrire Étienne. Sur l’aspect mise en scène, j’ai montré à Alexis L’Institutrice de Nadav Lapid dont j’aime la manière de filmer en faisant régulièrement des choses qui ne se font pas, en bousculant la grammaire. J’avais envie de cette liberté-là et de cette capacité à inventer une forme.
Qu’est-ce qui a le plus changé entre votre manière de vivre le tournage de Perdrix et celui-ci ?
Ce sont deux films qu’on a faits avec assez peu d’argent et quasiment le même budget. On savait d’emblée dans les deux casque toute l’équipe devrait être très investie tout au long des trente jours de tournage, avec la sensation parfois d’être au bord du précipice. D’autant plus que j’aime bien questionner et secouer le scénario au moment du tournage. Ce qui suppose d’avoir un peu de temps pour inventer des choses. C’est ainsi que sur La Fille de son père, quand j’ai ressenti que le film se resserrait sur Étienne et Rosa, j’ai rajouté des scènes.
Le montage a-t-il été complexe ?
Il s’est étalé sur quatre mois, avec Julie Dupré qui avait déjà monté Perdrix. Il faut réinventer le film, garder la fièvre du plateau, l’envie de tordre un peu les choses mais sur un rythme différent, un temps plus long. Ça a confirmé mon intuition que le film allait se resserrer sur Rosa et Étienne car toutes les scènes tournées en plus se retrouvent finalement dans le film. C’est au montage que se dessine définitivement le trajet émotionnel des personnages.
Vous avez commencé par monter les huit minutes d’introduction dont on parlait plus tôt ?
Non, car on attendait d’avoir la musique pour s’y plonger. Au départ, je laisse Julie Dupré travailler toute seule et faire sa première version. Julie a cette particularité de ne pas lire les rapports de la scripte et de partir de la totalité des rushes. Elle ne veut pas être influencée par des ressentis de tournage. Quand je la rejoins à la table de montage, je découvre cette première version d’environ 2 h 30, un moment souvent brutal. Te saute alors aux yeux tout ce que ton film ne sera pas, tout ce que tu as fantasmé et qui ne sera pas possible ! (Rires.) À partir de là, mon travail consiste à réenchanter tout ça.
On parlait de la musique. Quelles directions avez-vous données à Julie Roué pour la composition de cette bande originale, quasiment un personnage à part entière ?
La musique constitue un élément essentiel pour la fluidité du film car elle crée un lien entre les différentes parties et permet de garder intact le trajet émotionnel. La seule chose que j’ai dite à Julie en lui donnant le scénario avant le tournage, c’est qu’il y aurait beaucoup de musique et presque que de la musique originale. La direction qu’elle a suivie s’est construite à partir d’un morceau qu’elle avait composé pour Perdrix – mais qu’on n’avait pas choisi –et qu’elle m’a fait réécouter. Ça a d’emblée fait tilt chez moi. Le travail a alors consisté en un ping-pong entre elle et nous à la table du montage où, souvent, on prenait ses musiques pour les mettre sur une séquence différente de celle qui était prévue. Cet art du contre-pied symbolise vraiment La Fille de son père.
LA FILLE DE SON PÈRE
Réalisation et scénario : Erwan Le Duc
Photographie : Alexis Kavyrchine
Montage : Julie Dupré
Musique : Julie Roué
Production : Domino Films
Distribution : Pyramide
Ventes internationales : Playtime
Sortie en salles le 20 décembre 2023
Soutiens du CNC : Avance sur recettes après réalisation, Aide à la création de musiques de film, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)