Jean-François Laguionie : « La grande force des films d’animation est qu’ils vieillissent peu »

Jean-François Laguionie : « La grande force des films d’animation est qu’ils vieillissent peu »

30 janvier 2025
Cinéma
« Slocum et moi » réalisé par Jean-François Laguionie
« Slocum et moi » réalisé par Jean-François Laguionie Melusine Productions

À 85 ans, Jean-François Laguionie signe le très intime Slocum et moi. Un film qui marque cette année les 60 ans d’une riche carrière depuis les premiers coups de crayons du cinéaste pour son court métrage La Demoiselle et le Violoncelliste en 1965. Entretien.


Slocum et moi est votre septième long métrage. À quand remonte sa genèse exactement ?

Jean-François Laguionie : Au moment de l’écriture de Louise en hiver (2016). Ma mère venait de décéder. Je me disais qu’il serait important de rendre hommage à mes parents. J’ai alors repensé à cette histoire de bateau qu’ils avaient construit dans le jardin de notre pavillon de la banlieue parisienne. À l’époque j’avais 11 ans. Mon père était un représentant de commerce à la vie bien réglée, pas du tout un aventurier. Dans sa bibliothèque il y avait surtout des livres de marins, des journaux de bord. Il les connaissait par cœur et me laissait les emprunter. Ce bateau, réplique du voilier avec lequel Joshua Slocum a fait le premier tour du monde en solitaire à la voile, correspondait certainement à un rêve qu’il n’envisageait pas concrètement. La construction du bateau a dû servir à concrétiser une partie de ce rêve. Est-ce que j’ai senti inconsciemment à ce moment-là que ce voyage ne se ferait pas ? Peut-être. Or à cet âge-là, nous avons envie de savoir où nous allons pouvoir aller avec ce bateau, quels pays nous allons découvrir… Avec le recul, je remercie mes parents de m’avoir donné la possibilité de rêver. Lorsque j’ai obtenu mon premier prix en festival, la première chose qui m’est venue à l’esprit a été d’aller le montrer à mon père. C’était le Grand Prix d’Annecy pour La Demoiselle et le Violoncelliste, en 1965.

On regarde son premier film comme une photo de famille, on lui trouve forcément du charme.

Comment s’est déroulée l’écriture de Slocum et moi ?

C’est ma coscénariste, Anik Le Ray, qui a trouvé l’idée directrice du film. Ce bateau, c’est une arche. Une arche sur laquelle se regroupe la famille. Une fois que j’avais cette idée en tête, les choses ont été assez limpides… J’ai écrit quelques pages autour de mes souvenirs de ce moment. Très vite les dessins ont pris le pas sur les mots. Or un producteur a besoin d’un scénario précis pour trouver des partenaires financiers. Heureusement, Anik est parvenue à tout développer pour écrire un scénario. La recherche des financements a été un défi, nous avons longtemps cru que le film ne se ferait pas. Nous avons notamment travaillé au Luxembourg où les techniciens du Studio 352 se sont totalement investis dans l’aventure. Idem avec ceux du studio JPL Films de Rennes qui avaient déjà travaillé sur Louise en hiver. L’équipe n’était pas très importante mais la confiance était totale.

 

La mer, les bateaux, les traversées, ont toujours fait partie intégrante de votre œuvre. Comment l’analysez-vous ?

Ce n’est évidemment pas innocent. Quand nous avons beaucoup lu de livres liés à la culture maritime, la mer vous imprègne sans pour autant être marin soi-même. C’est mon cas. Il y a peut-être une forme d’imposture. Ce que je raconte dans Slocum et moi, je le portais en moi de façon inconsciente. Lorsque j’ai commencé à écrire cette histoire, les choses se sont soudain révélées à moi.

Une particularité de votre cinéma est la façon dont vous laissez la place à l’interprétation, au rêve. Comment l’expliquez-vous ?

Je trouve bien souvent que les dessins animés sont trop animés ! Nous avons envie de dire : « Stop, arrêtez de bouger, faites-nous ressentir les choses plutôt que de nous les expliquer ! » Un personnage doit s’envisager de l’intérieur et non pas uniquement de l’extérieur. C’est pourquoi la phase du dessin est très importante. Un coup de crayon très rapide, même maladroit, peut exprimer le contenu émotionnel d’une séquence. Nous sommes parfois plus précis avec un croquis plutôt qu’un dessin très étudié. L’important c’est l’intention, l’émotion. La grande force des films d’animation est qu’ils vieillissent peu. Nous pouvons, par exemple, regarder Le Roi et l’Oiseau (1980) de Paul Grimault aujourd’hui avec le même plaisir qu’il y a quarante-cinq ans.

L’important c’est que le film garde une âme et ce, quelle que soit la technique de réalisation utilisée.

Vous citez Paul Grimault. Quel rapport avez-vous entretenu avec lui ?

Je suis resté dix ans dans son studio parisien. Il me laissait faire mes petits trucs en papier découpé. Une technique qui devait lui sembler très rudimentaire. Je venais de terminer l’école des arts appliqués et mon ami Jacques Colombat m’a présenté Paul qui m’a donc accueilli dans son atelier sans rien me demander en échange. J’ai fait trois films dans son studio. J’étais alors un jeune homme timide qui voyait passer du beau monde à l’atelier, notamment les frères Prévert. Je me souviens de trajets en voiture pour raccompagner Jacques Prévert chez lui, à Montmartre. Il me racontait des tas d’histoires. Au bout de dix ans, je suis parti m’installer dans les Cévennes, soit le retour à la terre du citadin que j’étais ! J’avais embarqué avec moi une vieille caméra 35 mm prise dans une armoire de l’ORTF. J’ai continué à faire des films dans mon coin. À l’époque, il n’y avait bien sûr pas d’école pour apprendre l’animation.

Pourquoi les films d’animation ne vieillissent pas, comme vous l’affirmez ?

Le public s’attache à autre chose qu’au formel. C’est avant tout l’histoire qui le captive. Je m’en suis rendu compte avec Le Château des singes. Finies les promenades poétiques, il fallait que je me confronte à une histoire. J’ai beaucoup aimé ce virage. Malheureusement, j’ai l’impression de l’avoir pris un peu tard…Sans ça, j’aurais peut-être fait davantage de films. Cela dit, j’ai quand même été gâté. Slocum et moi est le septième, en termes d’animation. Certains ne font qu’un seul film dans toute leur vie. Récemment les organisateurs d’un festival dans les Pouilles en Italie ont projeté ensemble mon premier film, le court métrage La Demoiselle et le Violoncelliste (1965) et mon dernier, Slocum et moi (2025). Il s’est passé soixante ans entre les deux. On regarde son premier film comme une photo de famille, on lui trouve forcément du charme. Mes courts métrages ont été faits en totale liberté, en solitaire. Ils passaient dans des festivals dédiés. Nous étions alors une poignée de réalisateurs d’animation en France. Nous étions très influencés par les studios d’Europe centrale qui travaillaient artisanalement. Les jeunes animateurs d’aujourd’hui, habitués à travailler numériquement, sont toujours surpris de découvrir cet artisanat, ce rapport organique…

Un personnage doit s’envisager de l’intérieur et non pas uniquement de l’extérieur. C’est pour cela que la phase du dessin est très importante. Un coup de crayon très rapide, même maladroit, peut exprimer le contenu émotionnel d’une séquence.

En quoi les évolutions techniques ont-elles modifié votre rapport à votre travail ?

Difficile de vous répondre car chez moi tout part du dessin. Mon premier film à utiliser la 3D c’est Le Tableau (2011). Je m’en suis totalement remis aux techniciens. Ils ont réussi à imiter numériquement le coup de pinceau, le gras du crayon… C’était incroyable. J’avoue une méconnaissance totale en matière de technique. Sans un assistant ou un coréalisateur comme c’était le cas avec Xavier Picard pour Le Voyage du prince (2019), je serais incapable de réaliser un film en 3D. Je reste l’auteur du film, celui à l’origine de l’histoire, des personnages et du style de dessin… Je fais tout le travail préparatoire sur un grand cahier à dessin. Tous les plans y sont. Au moment de faire bouger mes dessins, je laisse à d’autres le soin de s’en charger. L’important c’est que le film garde une âme et ce, quelle que soit la technique de réalisation utilisée.

Avez-vous peur en déléguant que quelque chose vous échappe ?

Tout dépend de l’importance que vous donnez aux choses ! Depuis Le Château des singes, trois choses fondamentales constituent le socle du film : l’histoire, le dessin et la musique. Je définis les grands traits de l’intrigue, ma coscénariste Anik Le Ray développe les dialogues et les situations, tandis que Pascal Le Pennec imagine la musique. Comme j’ai la chance de savoir dessiner, je peux passer plusieurs mois sur la réalisation d’une maquette dans laquelle je m’assure que ces trois entités ne seront jamais dissociées, qu’aucune ne prendra le pas sur les deux autres. Cette association s’est imposée au moment où l’on m’a fait comprendre que je devais considérer le public de façon plus large. Dès lors la production devenait plus importante, différents studios de différents pays étaient impliqués… Que vont devenir mes petits bonshommes ? Je me suis prémuni contre cette crainte en réalisant un montage assez brut à partir des dessins réalisés pour le film. Je pose dessus la musique et les dialogues que je joue moi-même. D’où cette idée de voix off dans la plupart de mes films. C’est un peu une facilité mais ça justifie ce désir de prendre le spectateur par la main, de l’emmener en voyage.

Quel sens donnez-vous à la musique ?

J’ai beaucoup de mal à le verbaliser. J’écris d’abord quelques lignes pour définir une histoire. En écrivant, l’envie de dessiner surgit immédiatement. D’un seul coup, mes personnages se confrontent les uns aux autres. J’ai alors envie de les faire parler. Anik et moi prenons un micro et nous enregistrons provisoirement tous les dialogues. La musique s’insère dans ce processus, elle donne le rythme.
 

Slocum et moi

Affiche de « Slocum et moi »
Slocum et moi Gebeka Films

Réalisation : Jean-François Laguionie
Scénario : Anik Le Ray et Jean-François Laguionie
Production déléguée : JPL Films
Musique : Pascal Le Pennec
Distribution : Gebeka Films
Ventes internationales : Urban Sales
Sortie le 29 janvier 2025

Soutiens sélectifs du CNC : ATA Aide aux techniques d'animation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024), Aide à la création de musiques originales, Aide au développement de longs métrages