Comment naît l’envie de raconter l’histoire de cette jeune fille partagée entre deux cultures, et qui s’émancipe ?
Il y a beaucoup de moi dans ce personnage et dans ce film. Mais cette part autobiographique n’est pourtant pas à l’origine du projet. Tout part d’UCLA, l’université de Los Angeles où je suivais des études de scénario, il y a quelques années. Dans le cadre de notre formation, nous devions écrire deux longs métrages. L’idée du premier m’est venue très vite, mais j’ai longtemps séché sur le deuxième. Et puis un jour, une image a surgi : la vision d’une jeune femme allongée sur un lit, en souffrance, avec les jambes et les bras écartés. J’ai commencé à écrire une histoire pour imaginer qui était cette jeune femme et comment elle en était arrivée à se retrouver dans cette position. C’est au fil de l’écriture que j’ai compris qu’elle était proche de moi. J’ai alors commencé à développer cette idée des deux cultures – française et algérienne – entre lesquelles elle se trouve écartelée, au point que même son corps ne lui appartient plus. J’ai nourri le récit de choses personnelles car on ne parle jamais mieux que de ce que l’on connaît. Mais tout le défi a été d’en faire une fiction qui se détache de mon cas particulier et raconte plus globalement le combat de cette jeune femme, Selma, contre le patriarcat.
Vous entremêlez un récit intime et un récit politique avec la culture algérienne en arrière-fond. Comment avez-vous construit cet équilibre ?
C’est un équilibre que je connais bien pour continuer à le bâtir au quotidien dans ma propre vie ! Pour Cigare au miel, de l’écriture au montage, en passant par chaque jour de tournage, mon défi a consisté à trouver une justesse dans la description de cette double culture qui porte en elle quelque chose d’intense, voire violent, et d’une richesse inouïe. Tous les curseurs étant poussés au maximum, il n’est pas simple de se positionner pour tenter d’être stable et heureux.
Situer l’action de Cigare au miel en 1993 était une évidence dès le départ ?
Oui, et deux raisons ont prévalu à ce choix. La première est cinématographique, comme un écho à des films qui m’ont profondément marquée et inspirée, comme C.R.A.Z.Y. de Jean-Marc Vallée ou Bienvenue dans l’âge ingrat de Todd Solondz. Deux œuvres qui plongent dans l’adolescence de leurs auteurs pour aller y chercher un moment où ils ont pu se définir eux-même.
La deuxième est scénaristique : cette toile de fond va en effet créer davantage de conflits entre Selma et ses parents. Alors que ces derniers vont se tourner vers leur pays d’origine et donc le passé, Selma, elle, est centrée sur son présent et son futur. Sans comprendre encore à quel point ses racines vont nourrir sa rébellion.
Votre film se nourrit énormément du rapport de Selma à ses parents et de leur côté très strict, alors qu’ils paraissent de prime abord beaucoup plus « libérés » et modernes. Cette ambivalence recherchée a joué dans le choix des acteurs qui incarnent les parents de Selma : Amira Casar et Lyes Salem ?
J’ai eu très tôt le visage d’Amira en tête car elle représente pour moi la femme ultime. Elle peut jouer la mère, l’amante, la carriériste… Elle peut tout porter avec justesse et intensité. Elle est donc l’actrice idéale pour camper cette mère aimante certes, mais qui ne parvient jamais à témoigner de la bonne façon cet amour qui régit pourtant sa vie. Quant à Lyes, j’imaginais au départ quelqu’un de plus âgé, mais là encore ce fut une évidence car il porte en lui naturellement l’affection et l’autorité. On l’aime d’emblée comme père autant qu’on le craint dès qu’il impose son autorité patriarcale. C’est le cocktail idéal pour ce rôle.
Que recherchiez-vous chez la comédienne qui incarne Selma ?
Ce que j’avais repéré chez Zoé Adjani dans Cerise de Jérôme Enrico : la finesse d’expression dans son regard et sa fraîcheur. Elle possède ce que je recherchais pour Selma : ce mélange entre une grande force de caractère et des fragilités qu’elle ne cherche jamais à masquer. Et la manière dont ce scénario l’a percutée dans ses tripes a confirmé ce que j’avais pressenti…
Pourquoi avoir choisi Jeanne Lapoirie comme directrice de la photographie ?
Quand j’ai commencé à réfléchir à qui pourrait éclairer Cigare au miel, j’ai pensé aux films dont j’aimais la lumière. Ont alors surgi des images de 120 battements par minute, Une belle saison, Un amour impossible… signées Jeanne Lapoirie ! Jeanne a cette capacité à nous faire rentrer, par sa lumière et ses cadres, dans l’intériorité des personnages. Et puis, elle avait l’air de travailler de manière très instinctive. Or je savais que mon tournage serait rapide, que je répéterais peu et que tout prendrait vie sur le plateau. J’avais donc besoin d’une caméra qui sache chercher et saisir les choses au moment où elles se produisent. Jeanne était la personne idéale. On a formé un vrai binôme sur le plateau. Sur ce tournage, je tenais de toute manière à m’entourer de chefs de postes à l’expérience solide. Je savais que je pourrais me reposer sur eux et qu’ils allaient me porter.
C’est dans cette même logique que vous avez fait appel, pour le montage, à Albertine Lastera qui a notamment travaillé sur La Vie d’Adèle ?
Exactement ! Albertine a commencé à travailler pendant le tournage et elle a ainsi pu s’approprier petit à petit la matière avant qu’on la retravaille ensemble une fois le tournage terminé. Ma référence majeure pour cette étape était Rosetta des frères Dardenne et cette idée qu’on se situe toujours du point de vue du personnage principal.
Les Dardenne sont d’ailleurs co-producteurs de Cigare au miel, aux côtés de Christine Rouxel et Marie-Castille Mention-Schaar. Comment les avez-vous rencontrés ?
Mon scénario avait été sélectionné dans des ateliers d’écriture en Jordanie. J’ai pu y « pitcher » mon film. Dans le public, il y avait Delphine Tomson, la productrice exécutive des Dardenne. Mon scénario l’a intéressée, elle le leur a fait lire et très vite ils ont décidé de le soutenir en le co-produisant, mais aussi en participant à son développement via des séances Skype où ils me faisaient leurs retours sur le scénario. Ce fut une grande chance.
CIGARE AU MIEL
Scénario : Kamir Aïnouz
Photographie : Jeanne Lapoirie
Montage : Albertine Lastera
Musique : Julie Roué
Production : Eliph Productions, Willow Films, Les Films du Fleuve, Damia Films, Les Films du Mirakle et Les Productions du Ch'Timi
Distribution: Paname Distribution.
Soutiens du CNC :
Aide au développement d'oeuvres cinématographiques de longue durée
Aide à la création de musiques originales
Fonds Images de la diversité
Aide sélective à la distribution