Entre héritage et modernité, passé et présent, trois documentaires cartographient la complexité de notre relation à la mer. À travers ses archives des années 1950, le film Voyage de documentation de Madame Anita Conti, réalisé par Louise Hemon, fait resurgir le regard visionnaire d'une pionnière qui, la première, alerta sur l'épuisement des ressources marines. Une préoccupation qui résonne avec Félix contre le reste du monde de Justine Morvan et Kevin Noguet, chronique d'un jeune apprenti pêcheur breton pris entre traditions séculaires et nouvelles contraintes environnementales. Tandis que Devenir de Julien Touzaint suit la préparation au Vendée Globe de Violette Dorange (qui termine actuellement son premier tour du monde en solitaire), incarnant une nouvelle génération de marins engagés. Trois œuvres différentes, mais qui, chacune à leur manière, regardent les hommes et les femmes vivre sur les mers.
Félix contre le reste du monde : une immersion dans la pêche bretonne entre tradition et colère
Justine Morvan et Kevin Noguet : « Nous sommes partis d'une envie d'explorer la culture maritime bretonne et l'héritage familial. Mes grands-parents étaient marins pêcheurs et allaient à Terre-Neuve, une pêche qui n'existe plus aujourd'hui. Nous voulions voir ce qu'il en restait chez une nouvelle génération qui s'apprêtait, de père en fils, à rejoindre ce métier. Le casting dans les lycées maritimes de Bretagne a connu un succès inattendu, avec une centaine d'élèves qui se sont présentés spontanément. Il y a une vraie fierté d'appartenir à ce métier.
Pour le tournage en mer, nous avons dû faire face à des conditions extrêmes. Dans le Finistère, en février, nous ne pouvions embarquer qu'une seule personne sur le bateau. Notre chef opérateur est parti de nuit, sans repère, malade pendant toute la journée. C'était un temps de tempête, avec des rafales à 130 km/h – nous arrivions à peine à sortir de la voiture. Le temps changeait brutalement : ces vents qui s'éteignent tout de suite, puis la pluie, et soudain une percée de soleil sublime. La mer impose ses contraintes : par exemple, pour accueillir des femmes à bord, il faut avoir des toilettes distinctes. Sur ces petits bateaux de pêche, c'est impossible. Les marins partent pour quatorze, quinze heures, avec un seau pour tout confort. C'est un univers très masculin.
La mer occupe une fonction presque onirique dans notre film. C'est un espace où Felix s'évade, prend confiance en lui, renoue avec ses racines. Nous n’avons pas cherché le côté technique de la pêche, nous l'avons traitée comme un environnement émotionnel. Nous voulions une approche très immersive, très proche de ses gestes. En toile de fond, il y a cette tension avec l'Europe qui légifère, avec les associations écologistes. Il existe une vraie guerre entre les militants écologistes et les pêcheurs traditionnels. Les pêcheurs savent que pour préserver leur avenir, il faut préserver la ressource – ils comprennent l'utilité des quotas. Mais ils ont le sentiment que certaines normes sont déconnectées de la réalité du terrain. Ça les dépossède de leur savoir-faire. »
Réalisation : Justine Morvan et Kevin Nogues
Production : ELDA Productions
Le film a bénéficié du FSA DOC (automatique 2023)
Voyage de documentation de Madame Anita Conti : une pionnière de l'océanographie ressuscitée
Louise Hémon : « C'est en faisant des recherches sur les archives de la Cinémathèque de Bretagne que j'ai découvert Anita Conti. Au départ, je cherchais des images d'un rituel marin, le baptême de la ligne, cette fête carnavalesque quand les bateaux traversent l'équateur. Et là, je suis tombée sur ses rushes. J'ai d'abord été frappée par la beauté de ces images qu'elle filmait pourtant à visée purement scientifique – le travail des marins, les animaux marins, la mer. Son sens du cadre était incroyable. [Les archives d'Anita Conti, datant des années 1950, constituent le premier témoignage filmé de la grande pêche en haute mer, NDLR]
Issue de l'aristocratie, elle avait grandi sur les bateaux, accompagnée d'un précepteur. Fille d'un médecin hygiéniste convaincu des bienfaits de la mer, elle passait son temps avec les enfants de marins sur les ports. Plus tard, elle s'est fait une place dans le milieu très masculin de l'océanographie en commençant comme attachée de presse sur des bateaux de recherche. La guerre a été un tournant : elle s'est portée volontaire pour le dragage des mines lors du débarquement. Cette expérience a fait d'elle une légende et lui a ouvert l'accès à tous les bateaux, alors qu'à l'époque, on disait qu'une femme à bord portait malheur.
Pour ce film, j'ai voulu éviter le portrait journalistique classique. Je me suis concentrée sur une seule traversée, en 1952, quand elle embarque seule avec 60 marins sur un chalutier de Terre-Neuve. J'avais ses photos, quelques bobines magnifiques qui ont survécu, et son journal de bord. Voyage de documentation de Madame Anita Conti est construit comme une expérience sensorielle : nous sommes projetés avec elle dans la pluie de poissons, dans la houle permanente. Le montage donne presque le mal de mer, il n'y a que ses photos qui permettent des moments de pause. Nous entendons ses écrits en voix off, mais aussi des interviews radio qu'elle a données quarante ans plus tard, où elle revient sur cette expérience avec un regard différent.
Anita Conti a été la première en France à comprendre que les ressources marines n'étaient pas inépuisables. Elle a essayé d'alerter les politiques, de travailler avec les pêcheurs pour réduire le gaspillage. Elle proposait déjà des solutions visionnaires, comme l'élevage en haute mer, mais un projet a été anéanti par une marée noire. Quand on lui demandait pourquoi personne ne l'avait écoutée dans les années 1950, elle répondait qu'elle avait fait appel à la raison alors que seules les passions mobilisaient. Son livre Les Racleurs d'océans, publié en 1953, est considéré comme le premier manifeste écologique sur la surpêche. »
Réalisation : Louise Hémon
Production : (Hutong Productions)
Le film a bénéficié du FAI DOC (aide à l'écriture, développement et développement renforcé) et du FSA DOC (sélectif)
Devenir : dans le sillage d'une jeune prodige de la voile
Julien Touzaint : « À l'origine, ce n'était même pas un film sur la mer. J'avais réalisé un documentaire sur des apprentis vignerons de la Fondation Apprentis d'Auteuil, et Violette Dorange en était devenue la marraine. C'est son parcours hors du commun qui m'a d'abord interpellé. À 23 ans, elle avait déjà une vie qui forçait l'admiration : la traversée de la Manche à quinze ans sur un Optimist – une simple coquille de noix – au milieu des cargos pétroliers, puis Gibraltar, l'Atlantique en solitaire à 18 ans... [NDLR : Violette Dorange est actuellement en train de boucler son premier Vendée Globe, devenant à 22 ans la plus jeune skippeuse à participer à cette course autour du monde].
La première fois que je l'ai filmée, c'était à l'arrivée de la Solitaire du Figaro où elle avait terminé 10ème – une performance remarquable. Nous l'avons vue arriver en pleine nuit, un peu déphasée mais déterminée. C'est là que nous avons compris que nous avions affaire à quelqu'un d'exceptionnel. Le documentaire suit sa préparation au Vendée Globe, sa recherche difficile de sponsors, ses échecs, ses rebonds. Elle donne aussi des cours de maths bénévolement à des jeunes lorientais. Cette dimension sociale est importante : quand elle rencontre les jeunes des Apprentis d'Auteuil, ils ont des étoiles dans les yeux. Elle leur montre qu'il faut croire en ses rêves les plus fous.
Filmer en mer a été un véritable défi. Je me souviens particulièrement d'une sortie lors du retour à la base : quatre-cinq mètres de houle, de la pluie, du vent, la nuit noire. Je n'avais jamais fait de bateau de nuit. Pour protéger le matériel, nous avons dû bricoler un double sac poubelle avec du scotch et un sac étanche en secours. Nous avons essuyé une heure de grêle au départ. Sans moyens pour des caissons étanches, il fallait être extrêmement prudent avec l'équipement.
L'océan est l’élément naturel de Violette Dorange. Même si elle peut appeler sa famille en mer, elle préfère s'isoler, rester seule sur son bateau. Ces skippers sont à la fois des fous et des héros. Quand nous voyons les vidéos qu'ils postent pendant les tempêtes, avec des vagues de dix mètres, nous nous disons qu'ils sont fous. Et quand ils arrivent au port, nous les considérons comme des héros parce qu'ils ont bravé l'impossible. Il y a un courage, une détermination que nous n'avons pas tous en nous. Sur son bateau depuis seulement un an et demi, Violette est en train de boucler son premier tour du monde en solitaire. C’est complètement fou. »
Réalisation : Julien Touzaint
Production : Focale Fixe
Le film a bénéficié du FSA DOC (automatique 2024)