Tout d’abord, pourquoi avoir choisi de fonder ensemble la société de production Still Moving ?
Juliette Lepoutre : Pierre et moi nous connaissons depuis une petite vingtaine d’années. On s’est rencontrés à Sundance lors d’un concert privé de Patti Smith que Pierre avait organisé. C’est un peu notre emblème d’ailleurs car le nom de notre société, Still Moving, est celui du court métrage documentaire que Robert Mapplethorpe avait consacré à Patti Smith en 1978. Avant cela, j’avais cofondé en 2007 MPM, avec Marie-Pierre Macia. Quand, des années plus tard, on a décidé de développer les ventes à l’international, on a fait appel à Pierre et son expertise pour qu’il nous rejoigne. Lorsque Marie-Pierre et moi avons cessé de produire ensemble, m’associer avec Pierre m’a paru naturel. Dès le départ, l’idée était de développer des productions à l’international. Je suis née en Argentine, j’ai grandi à Barcelone et j’ai travaillé pendant quinze ans dans la Silicon Valley avant de devenir productrice. L’international fait donc partie de mon ADN.
Pierre Menahem : C’est la même chose pour moi. J’ai travaillé longtemps pour Celluloid Dreams et j’ai voyagé dans le monde entier pendant des années afin de trouver et d’accompagner des films d’auteur dans les festivals. Même si j’adore le cinéma français et sa diversité, mes réseaux, mes contacts sont internationaux. Avec Juliette, ce qui nous lie, au-delà du respect et de la confiance qu’on se porte à l’autre, c’est une communauté de goûts, une envie de prendre des risques avec de nouveaux cinéastes, issus souvent de cinématographies peu diffusées. C’est à chaque fois extrêmement enrichissant.
Comment a débuté la collaboration sur Tiger Stripes, le premier long métrage de la Malaisienne Amanda Nell Eu ?
PM : C’est un projet qui avait été retenu dans de nombreux laboratoires de festivals et de marchés. Il avait été identifié très tôt comme étant novateur, audacieux, original dans son mélange des genres, entre fantastique et réalisme. On a multiplié les rendez-vous avec Amanda Nell Eu et sa productrice Fei Ling Foo pour parvenir à s’associer en tant que coproducteurs.
JL : Pierre les a d’abord rencontrées au BOOST (Best of Out-of-School Time Film Festival). On les a retrouvées à Rotterdam puis à Locarno et on a finalisé notre collaboration au festival de Berlin, des mois plus tard.
PM : C’était une course de fond car ce projet alléchant attisait logiquement la concurrence. Or, en France, les structures de coproductions internationales comme la nôtre sont nombreuses. On a donc dû passer une série de tests pour être choisis par la productrice.
De quelle façon vous êtes-vous démarqués selon vous ?
JL : Je crois qu’Amanda aimait beaucoup notre ligne éditoriale. On venait de coproduire deux films qui lui parlaient beaucoup car ils flirtaient avec le fantastique : Sortilège d’Ala Eddine Slim qui avait été sélectionné à la Quinzaine des cinéastes à Cannes, et La Fièvre de Maya Da-Rin. Amanda voulait travailler avec des techniciens français, elle était très ouverte à l’idée d’avoir une équipe internationale et le soutien de techniciens expérimentés. Nous l’avons mise en relation avec Jimmy Gimferrer, un chef opérateur franco-espagnol qui a notamment signé la lumière du Chant des oiseaux d’Albert Serra, ainsi qu’avec le chef électro. Avant même de savoir si nous allions être choisis, nos premiers échanges furent autant d’ordre financier qu’artistique, y compris avec des retours sur le scénario qui n’était pas encore finalisé. À ce moment-là, des coproducteurs indonésiens, singapouriens et allemands s’étaient déjà engagés sur le projet et Fei avait la peur compréhensible d’ouvrir la production à trop de pays. Au final, nous sommes sept coproducteurs et tout s’est passé dans une incroyable fluidité, précisément grâce à Fei dont il s’agissait pourtant du premier long métrage en tant que productrice.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de coproduire ce film ?
PM : L’originalité et l’énergie qui s’y déployaient dès l’écriture. On a évidemment aussi regardé les courts métrages d’Amanda pour savoir si elle avait les capacités de porter à l’écran un projet aussi ambitieux. Et ses courts étaient très prometteurs. Dans le tout dernier, Vinegar Baths, présenté à la Mostra de Venise, il y avait notamment un mélange de grande sensualité et de fantastique dans sa manière de filmer la forêt équatoriale. Un alliage assez étonnant.
Une fois l’accord de coproduction signé, comment a débuté votre travail sur le film ?
PM : On a affiné l’écriture en faisant des retours sur les diverses versions du scénario tout en préparant les dossiers qu’on allait présenter au CNC et aux autres instituts de financement potentiels pour lesquels le scénario doit être impeccablement traduit et accompagné d’un moodboard le plus précis possible. L’implication est d’emblée artistique.
JL : C’est ce qui nous intéresse principalement, d’ailleurs. On n’a pas envie d’être uniquement des producteurs financiers.
PM : On attache aussi une attention particulière à ne pas formater le film. Car on accuse souvent à tort les coproductions internationales passées par des labs ou des résidences d’écriture de le faire pour plaire au plus grand nombre, en tout cas à un public occidental. Nous, on prend vraiment garde à ce que l’âme locale du film ne soit pas abîmée.
JL : C’est le rôle du producteur de protéger le réalisateur pour l’aider à s’accomplir, en lui donnant des retours bien sûr, mais en privilégiant toujours son idée plutôt que de répondre à ce qu’un marché pourrait attendre. Ce travail sur l’écriture a duré plus d’un an et demi après notre arrivée sur le projet, soit deux ou trois versions de scénario.
PM : En parallèle, il y a eu la recherche de financements. Cela nous a pris près de deux ans, car, pour obtenir des financements publics, cela signifie de passer par des commissions, tout en cherchant des investisseurs privés.
JL : Notre travail s’est poursuivi jusqu’à la postproduction qui s’est faite entre Singapour (la partie son), Taïwan (les effets spéciaux) et la France (l’image), alors que l’Indonésie a déniché le groupe Gabber Modus Operandi qui a signé la musique originale du film.
Qu’est-ce qui a été le plus complexe pour vous dans cette aventure ?
JL : Le Covid. À cause de la pandémie, on a dû décaler le tournage à deux reprises. La Malaisie a complètement fermé ses frontières durant deux ans, alors que des techniciens français devaient se rendre sur place. Par contre, du point de vue du financement, comme le projet était très alléchant, et bien qu’il s’agisse d’un premier long métrage, on a rencontré peu de difficultés.
Vous avez pu vous rendre sur le tournage ?
JL : Malheureusement, non. J’ai pourtant l’habitude de m’y rendre au début pour m’assurer que tout fonctionne. Mais encore une fois, sur ce film, le Covid a rendu la chose trop risquée, d’autant que nous étions au même moment en tournage avec Pedro Pinho sur Amanhã Será Outro Dia, en Mauritanie et Guinée-Bissau. Comme tout se passait bien sur Tiger Stripes, notre présence n’était pas indispensable.
PM : Au fond, le tournage est la partie où on a le moins de nécessité d’intervenir, sauf en cas de problèmes. Notre travail se concentre en amont – l’écriture, le financement – et en aval sur la postproduction, la recherche de partenaires de distribution, de ventes internationales et le lancement dans les festivals.
À quel moment le distributeur Jour2fête est-il arrivé sur le projet ?
PM : Nous avions décidé d’attendre d’avoir quelque chose à montrer pour se lancer dans la recherche d’un distributeur car on était sûrs de l’impact du film. On a donc organisé les premières projections une fois l’étalonnage terminé et on a dû choisir entre plusieurs sociétés intéressées. On a signé avec Jour2fête deux mois avant la présentation de Tiger Stripes à Cannes, en même temps qu’avec le vendeur international, Films Boutique.
Comment s’est opéré le choix du distributeur ?
PM : On évalue les différents paramètres entre les offres. Il y a évidemment la puissance du distributeur en termes de programmation des films et son rapport aux salles. Ses propositions de marketing, d’attaché de presse… Sa capacité à mettre un à-valoir, un minimum garanti. Mais surtout, la façon dont il parle du film, son enthousiasme. Car on peut évidemment être séduit par une société avec un à-valoir moindre mais qui est sincèrement transporté par le projet.
Comment avez-vous vécu Cannes où Tiger Stripes a remporté le Grand Prix de la Semaine de la critique ?
PM : Avec des partenaires comme Jour2fête et Films Boutique, on a pu se relaxer et profiter de la venue de l’équipe. Les jeunes actrices film faisaient leur premier voyage hors de Malaisie.
JL : Comme on avait terminé le film dès le mois de décembre et que la Semaine de la critique nous a fait part très tôt de son enthousiasme, de son envie de le sélectionner et de le positionner dans les premiers jours pour lancer leur programmation par une œuvre débordant d’énergie et d’originalité, on n’a pas eu à subir la course et le stress que peut procurer parfois une sélection cannoise d’un film encore à finaliser.
Savez-vous déjà si vous allez accompagner Amanda Nell Eu dans son deuxième long métrage ?
JL : C’est encore trop tôt pour parler de la négociation avec tous les pays, même si à Cannes on s’était dit avoir tous envie de repartir pour une nouvelle aventure. Mais Amanda a commencé l’écriture et on est en contact.
PM : C’est comme dans une histoire d’amour ou d’amitié. On a envie de vieillir ensemble !
TIGER STRIPES
Réalisation et scénario : Amanda Nell Eu
Photographie : Jimmy Gimferrer
Musique : Gabber Modus Operandi
Montage : Carlo Francisco Manatad
Production : Akanga Film Asia, Flash Forward Entertainment, Still Moving, KawanKawan Film, PRPL, Ghost Grrrl Pictures
Distribution : Jour2Fête
Ventes internationales : Films Boutique
Sortie le 13 mars 2024
Soutiens du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation, ACM Distribution