Comment se retrouve-t-on à produire un documentaire du cinéaste chinois Wang Bing ?
Sonia Buchman : Avec Nicolas [de la Mothe], on a rencontré Wang Bing à la Mostra de Venise en 2013. Il y présentait À la folie, son documentaire de 3 h 40 sur un hôpital psychiatrique du Yunnan, et nous Double Play, un documentaire de Gabe Klinger sur l’amitié entre les cinéastes James Benning et Richard Linklater. Un ami commun nous a presents en nous expliquant que Wang Bing recherchait des producteurs français avec lesquels travailler. Comme nous adorions son travail depuis À l’ouest des rails, on a évidemment accepté ce rendez-vous avec enthousiasme.
Avait-il déjà en tête l’idée de Jeunesse ?
SB : Oui ! Le projet s’appelait alors Jeunesse de Shanghai.
Nicolas de la Mothe : Wang Bing a toujours un projet d’avance à pitcher ! Et c’est exactement ce qui s’est passé avec nous ce jour-là. On venait de sortir de la première mondiale d’À la folie qui nous avait beaucoup impressionnés.
SB : Il faut savoir que Les Trois Sœurs du Yunnan, présenté un an plus tôt à la Mostra n’était pas encore sorti en France. On était aussi avant la grande rétrospective organisée à Beaubourg à cette occasion, qui allait donner de la visibilité à son œuvre en France.
NDLM : On a été assez surpris de voir qu’après la projection, Wang Bing était seul avec sa femme et une assistante-traductrice. Comme il n’avait pas de dîner prévu, on l’a emmené manger une glace ! Assez vite, on a sympathisé. Il était très inquiet de la réception de son film. Il se demandait s’il n’était pas trop long. Ce qui n’était pas le cas à nos yeux car toute la beauté de son cinéma réside précisément dans cette expérience de temps long que l’on vit comme spectateurs dans la salle. C’est là qu’il nous a parlé de Jeunesse.
Comment vous a-t-il présenté le film ?
NDLM : Dans les mêmes termes que ceux qu’il utilise encore aujourd’hui. Cette idée de faire un film sur le sud de la Chine, directement né de son travail sur Les Trois Sœurs du Yunnan. Sur cette jeunesse et les forces vives de ce village du Yunnan qui étaient absentes du film car parties gagner leur vie ailleurs, là où il y a du travail, dans la baie de Shanghai et ses grands alentours. Elles ne revenaient qu’une fois dans l’année pour les fêtes du Nouvel An chinois. Wang Bing voyait alors débarquer des personnes qui n’avaient rien à voir avec celles qu’il avait filmées. Elles avaient d’autres codes vestimentaires et culturels. Il a immédiatement eu envie d’en savoir plus sur ces jeunes gens et de leur consacrer un film à part entière. Comme il connaissait très mal le sud de la Chine, il a d’abord eu besoin de s’installer là-bas et de passer du temps avec eux avant de commencer à filmer.
De votre côté, Vincent Wang, quand avez-vous rencontré Wang Bing ?
Vincent Wang : En 2003. Après la projection de la première partie d’À l’ouest des rails, au festival du documentaire de Marseille. J’étais très impressionné et on a vite sympathisé, ce qui a été facilité par le fait que je parle mandarin. Ce jour-là, il m’a demandé d’essayer de vendre son film à l’international. Je lui ai expliqué que ce n’était pas mon métier mais qu’on pouvait travailler ensemble pour essayer d’installer en France ce premier long métrage qui durait quand même 9 heures. J’avais envie de relever ce défi. C’est ainsi que notre aventure commune a débuté. Je suis monté à Paris avec une pile de cassettes vidéo. J’ai contacté MK2 et Ad Vitam. Ils étaient conscients de la qualité du film mais n’avaient aucune idée de comment le sortir. Alors je suis allé voir Alain Jalladeau qui venait de créer une section documentaire au festival des3 Continents de Nantes. Il a programmé les trois parties d’À l’ouest des rails. C’est là que tout a démarré pour Wang Bing. Un article enthousiaste de Jacques Mandelbaum dans Le Monde, son admission à la Cinéfondation du Festival de Cannes, Ad Vitam qui décide de distribuer À l’ouest des rails en salles et MK2 qui le sort en DVD. À cette époque, j’avais une société de production avec Tsai Ming-liang et dans les années qui ont suivi, j’ai continué à travailler avec lui. Je n’ai donc plus revu Wang Bing jusqu’en 2013. À ce moment-là, j’étais revenu à Paris, j’avais créé House on Fire et il y a eu cette grande rétrospective à Beaubourg dont parlait Sonia Buchman. On a déjeuné ensemble et c’est là qu’il m’a proposé de rejoindre la production de Jeunesse. Je ne lui ai pas dit oui tout de suite car je ne voulais pas m’imposer alors que Sonia et Nicolas étaient déjà présents. Mais il a insisté, on s’est rencontrés et c’est ainsi qu’on a commencé à réfléchir à la manière de travailler tous ensemble.
Comment s’est déroulé le travail avec Wang Bing ?
SB : On s’est mis en quête de financements et on a envoyé un peu d’argent à Wang Bing qui était parti sur place commencer à filmer.
VW : Je l’ai rejoint début 2015.
SB : C’est précisément en fonction de ce que Vincent nous racontait qu’on a rédigé les dossiers de financement. Wang Bing savait très bien ce qu’il voulait, mais Nicolas et moi, sans doute en partie à cause de la barrière linguistique, n’avons jamais cessé de découvrir le film qu’on était en train de produire !
VW : Le lieu où se déroule ce documentaire, cette ville-atelier, est tellement particulier qu’il faut vraiment avoir été sur place pour l’appréhender dans son entièreté. J’ai donc commencé à cartographier cet espace, étage par étage, et j’ai envoyé les plans à Sonia et Nicolas.
SB : Au même moment, Wang Bing nous envoyait ses premières images. C’est ainsi qu’on a commencé à avoir une idée des « personnages » qu’il allait suivre.
Comment s’est construit le financement de Jeunesse ?
SB : La première aide qu’on a reçue, c’est celle aux cinémas du monde du CNC.
NDLM : Mais on avait la chance de ne pas partir de zéro car Wang Bing avait déjà des partenaires fidèles qui l’ont suivi. Un distributeur français, Les Acacias ; Chinese Shadows (CS Production), une société basée à Hong Kong qui l’accompagne depuis ses débuts ; et ARTE avec qui on avait déjà fait un autre film de Wang Bing, Argent amer. Fort de ce socle, on a évidemment continué à chercher des financements. Et il a fallu être créatif car dans ce type de film, on n’a jamais de budget précis, ni de plan de travail. Pour nous producteurs, il faut tout désapprendre. On a découvert à cette occasion que, loin de l’image qu’on avait de lui, celle d’un cinéaste solitaire, Wang Bing travaille avec énormément de monde : des assistants, des chauffeurs, des gens qui viennent l’aider à mettre en place toute une logistique clandestine car il tourne sans autorisation.
VW : C’est aussi la raison pour laquelle je ne suis allé sur place qu’une seule fois, pour respecter cette discrétion indispensable.
NDLM : En tout cas, il faut tout le temps du cash-flow que Wang Bing gère d’une main de maître. L’expérience de Vincent acquise sur ses productions avec Tsai Ming-liang a été précieuse. On s’est servi des réseaux de chacun pour agglomérer de nouveaux partenaires, des mécènes en Asie et en France…
VH : … En Hollande et au Luxembourg aussi.
NDLM : Et ça continue aujourd’hui ! (Rires.) Au début de cette aventure, on ne savait pas qu’on s’engageait pour dix ans ! Même si l’idée de Wang Bing avec cette trilogie était celle d’une boucle : du départ des personnages de leur région du Yunnan à leur retour après plusieurs saisons dans cette ville-atelier. Au fil du temps, Wang Bing s’est rendu compte qu’il avait besoin de suivre plusieurs personnages dans différents villages, dans différentes régions très éloignées les unes des autres, au même moment. Obtenir ce qu’il voulait lui a donc pris plusieurs années. Le tournage s’est étalé sur cinq ans et Jeunesse constitue le résultat d’une seule année. Les deux autres films raconteront les quatre années suivantes.
VW : Et on est encore à la recherche de financements potentiels pour ceux-là !
De quelle manière la pandémie a-t-elle percuté ce projet ?
SB : De manière très violente. On a perdu au moins deux ans. Le tournage s’est achevé fin 2019 car le travail s’est arrêté net dans les ateliers à cause du Covid-19. Wang Bing a été bloqué là-bas alors que sa femme et sa fille étaient à Paris, ce qui a ajouté à son angoisse. On a même envisagé à ce moment-là qu’il monte son film sur place. Et s’il a commencé en Chine, il a finalement terminé la postproduction en France.
NDLM : Ce fut un casse-tête logistique. Mais Wang Bing, lui, n’a jamais dévié de son ambition. Dès le départ, il nous avait expliqué qu’il ne voulait pas faire un documentaire mais du cinéma. Qu’il avait besoin de beaucoup de matière, donc de moyens supérieurs à ses films précédents. En l’occurrence, il a tourné avec trois caméras et plusieurs chefs opérateurs qui se sont succédé au fil des saisons. Il a aussi été davantage épaulé au montage. Évidemment, en production, il y a eu des moments de tension. Les équipes de Chinese Shadows (CS Production) qui le connaissent par cœur nous expliquaient qu’il ne rendrait jamais le film si on lui laissait trop de liberté. Mais on ne devait pas non plus lui couper les ailes. Il fallait trouver un équilibre dans cette œuvre qui pouvait en effet être sans fin.
L’idée d’une trilogie était-elle prévue dès le départ ?
NDLM : Pas du tout !
SB : Elle est arrivée en février 2023, une fois que Wang Bing a eu le cheminement de son récit. Avec sa monteuse Dominique Auvray, il crée des unités de montage qui font environ une heure chacune. Puis il les réduit jusqu’à ce qu’elles fassent entre 20 et 30 minutes. Ces unités divisent l’ensemble du film. Dans la première partie, Jeunesse donc, il y en a neuf. Dans la deuxième, il y en aura aussi neuf et dans la dernière, cinq. Mais ce n’est qu’une fois qu’il a eu ces 23 parties finalisées qu’il s’est dit qu’on pourrait diviser le film en trois pour faciliter son exploitation en salles.
NDLM : Wang Bing a compris aussi que sans être découpé en trois parties, le film serait trop long pour être présenté en compétition à Cannes – ce qui était une ambition pour lui dès le départ. Notamment parce qu’en 2018, à cause de sa durée de 8 heures 30, Les Âmes mortes n’avait pu être projeté que hors compétition, la veille de l’ouverture. Mais cette décision d’une trilogie est aussi le fruit d’une réflexion avec le vendeur, le distributeur. On a même cru à un moment que Wang Bing était en train de faire une série. Donc on s’est vraiment posé beaucoup de questions sur la manière dont ce film devait être amené au public. Wang Bing bâtit des monuments qui sont faits pour durer, et la construction de ces monuments l’obsède plus que leurs réceptions immédiates. Mais grâce à sa sélection en compétition à Cannes, Jeunesse a été vendu dans énormément de territoires où aucun de ses films précédents n’avait été distribué.
Quand découvrirons-nous les deux épisodes suivants ?
SB : Le troisième est terminé. Et Wang Bing a quasiment achevé le montage du deuxième. Il devrait avoir tout bouclé fin janvier et on aimerait pouvoir le présenter à Cannes cette année.
NDLM : Une fois encore, avec Wang Bing, on ne peut pas faire de stratégie à l’avance. Il faut donc accepter de lâcher prise en permanence pour s’adapter. Mais il s’est beaucoup remis en question après la présentation de Jeunesse à Cannes l’année dernière. Il a écouté les retours, les critiques. Il a la volonté de surprendre encore plus avec les deux volets suivants !
JEUNESSE (LE PRINTEMPS)
Réalisation : Wang Bing
Photographie : Maeda Yoshitaka, Shan Xiaohui, Song Yang, Liu Xianhui, Ding Bihan, Wang Bing
Montage : Dominique Auvray, Xu Bingyua, Liyo Gong
Production : House on Fire, Gladys Glover et CS Production
Distribution : Les Acacias
Ventes internationales : Pyramide
Sortie en salles le 3 janvier 2024
Soutiens du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au film par film)