Certains cinéastes se confondent avec leurs protagonistes, au point de dessiner sciemment de film en film une autobiographie plus ou moins romancée. Si Nuri Bilge Ceylan, 64 ans, ne revendique pas une telle proximité vis-à-vis de ses modèles, la récurrence de certaines humeurs – avec lui, on parlerait plus volontiers de climats – incite à faire des rapprochements. Le héros type est un homme ombrageux, le plus souvent un intellectuel (enseignant, artiste…), en pleine crise existentielle, amené à éprouver ses éventuelles contradictions le temps d’une épopée intime. Mahmut (Uzak), Isa (Les Climats, incarné par le cinéaste lui-même), Aydin (Winter Sleep), plus récemment Sinan (Le Poirier sauvage). Des hommes et des doutes. « C’est la source de mon travail, j’essaie de raconter l’homme en profondeur et je dépense toute mon énergie pour ça, pour l’approcher dans les moindres détails et dans toutes ses zones d’ombre », expliquait-il à Télérama en 2011.
Les Herbes sèches suit la trace de Samet, un professeur d’arts plastiques en poste dans une école basée au fin fond de l’Anatolie. L’homme espère une éventuelle mutation à Istanbul. En attendant, il mène une vie quasi monacale, dont le seul lien social se limite à deux collègues avec qui il entretient des rapports faussement apaisés. Nuri Bilge Ceylan s’échine à rendre Samet aussi insaisissable que peu sympathique. Le scénario des Herbes sèches a pour point de départ le journal intime de l’écrivain Akin Aksu avec qui le cinéaste avait collaboré sur son précédent long métrage Le Poirier sauvage. Aksu y racontait son expérience d’enseignant. Pour Nuri Bilge Ceylan, cette prose avait l’avantage d’un dévoilement complet : « Le héros ne cherchait pas à se protéger – c’est inhérent à la forme du journal intime. » Il en résulte un film porté par une tension permanente, qui étreint le spectateur jusqu’à perturber ses repères affectifs. Doit-on croire à la sincérité de Samet ou se méfier de ses faits et gestes ? Conscient de ces zones de turbulence, Ceylan invite son personnage principal à quitter les rives de la fiction et briser le quatrième mur pour redevenir un acteur sur un plateau de tournage. L’être et son double se retrouvent dans un effet miroir saisissant, pris au piège.
Celles et ceux qui y verraient une vision inquiète de l’existence ne se trompent pas : « Je suis quelqu’un de très pessimiste ! », avouait le cinéaste lors d’une interview au Monde peu après la réception de sa Palme d’or pour Winter Sleep en 2014. L’entretien s’achevait par cette question : « Vous aimez rire au cinéma ? » Réponse de l’intéressé : « J’aime bien, mais à condition que la tragédie s’entremêle au comique. » L’homme évoque souvent le « hüzün », le spleen turc, tant vanté par l’écrivain Orhan Pamuk.
Tchekhov et Bergman
Conjointement à la sortie des Herbes sèches, le distributeur Memento propose la découverte dans les salles françaises de Kasaba (La Petite ville), opus fondateur de Nuri Bilge Ceylan, réalisé en 1999. Ce film à forte teneur autobiographique se situe dans un village turc dans les années 1970 et met face au monde adulte deux enfants. Pour ce film, le cinéaste a convoqué ses proches, dont sa sœur, Emine Ceylan, inspiratrice du scénario. Déjà se dessinent ici les obsessions d’un cinéaste, à commencer par le théâtre du génie russe Anton Tchekhov, dont on retrouve la trace dans les dialogues à la profondeur abyssale. Nuri Bilge Ceylan revendique également l’influence d’Ingmar Bergman. La découverte à 15 ans du Silence aurait ainsi décidé de sa vocation de cinéaste. D’abord passé par des études en ingénierie électrique, le jeune Nuri Bilge Ceylan a très vite étudié le cinéma à l’université des Beaux-Arts Mimar-Sinan. La figure paternelle, un fonctionnaire anticonformiste passionné de lecture, a également influé sur cet itinéraire : « Je me suis toujours senti comme lui, un peu étranger partout où je vivais », confiait ainsi Ceylan à Télérama en 2011.
L’œuvre de Nuri Bilge Ceylan résulte d’une inspiration où l’intime est primordial. Ce désir d’introspection offre une portée universelle et le détache d’un contexte circonscrit à son seul pays. Les éventuelles tensions politiques d’une Turquie en crise ne pénètrent jamais frontalement ses récits.
Un collage
« Je veux simplement raconter des histoires à partir de choses que je ressens le mieux, explique Ceylan à propos de Kasaba. Je mêle mes observations, mes propres expériences et lectures. Tout s’assemble comme dans un collage. » Un collage qu’il élabore depuis de nombreuses années, avec Ebru Ceylan, sa femme découverte à l’écran face à son mari dans Les Climats, anatomie d’un amour soumis aux aléas des tourments intérieurs d’êtres indécis. Le récit des Herbes sèches est, lui, ponctué de portraits photographiques réalisés par Nuri Bilge et Ebru.
Autre constance chez Ceylan, l’environnement. Celui-ci agit directement sur les êtres, que ce soit la ville ou les plaines désertiques de l’Anatolie, dont le cinéaste s’est fait le cartographe. Depuis au moins Il était une fois en Anatolie (2011), cette région à l’est de la Turquie devient un territoire quasi mythologique. À l’universalité du propos s’ajoute donc une part sacrée. Le cinéma de Nuri Bilge Ceylan est aussi vaste que l’âme humaine.
Les Herbes sèches
Scénario : Akin Aksu, Ebru Ceylan, Nuri Bilge Ceylan
Photographie : Cevahir Sahin
Musique : Philip Timofeyev
Coproducteurs : Memento Films, Atmo, Komplizen Films
Distributeur : Memento
Ventes internationales : Playtime
Sortie en salles le 12 juillet 2023
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde