Touda, votre héroïne, tente de perpétuer la voix des « cheikhat », ces chanteuses traditionnelles marocaines. D’où vient cet intérêt pour ces artistes ?
Nabil Ayouch : Ayant grandi en France, j’allais au Maroc trois fois par an pour rendre visite à mon père. Lors des mariages ou des baptêmes, j’observais ces chanteuses qui se produisaient sur scène. Mon admiration pour elles s’est nourrie à distance. Je pressentais peut-être que le cinéaste que j’allais devenir aurait à explorer les différentes facettes de l’âme marocaine, et donc ces cheikhat dont les origines sont ancestrales. Peu à peu, j’ai compris le rôle crucial que ces femmes ont joué dans la société, aussi bien socialement qu’historiquement.
C’est-à-dire ?
À travers leur chant et leur poésie, elles ont raconté les évolutions contemporaines du Maroc, les batailles, les guerres, les oppositions avec les potentats locaux, ce système des seigneuries très puissantes. Au XIXe siècle, les femmes n’avaient pas le droit de chanter en public. Les cheikhat ont bravé cet interdit. Elles n’ont pas chanté que des récits épiques selon la tradition, mais l’amour, le désir, le plaisir, leur rapport au corps… C’était une démarche subversive. Les cheikhat ont ainsi ouvert les consciences et obligé la société à se moderniser. En 1999, j’ai eu la chance de mettre en scène le spectacle d’ouverture du « Temps du Maroc » en France, dans la galerie des Batailles du château de Versailles. Sur scène, j’avais des artistes du folklore marocain dont des cheikhat que j’avais placées aux deux extrémités de cette salle de 110 mètres de long. Elles chantaient une aïta, ce chant poétique si caractéristique de leur art. Elles sont réapparues dans des rôles secondaires dans deux de mes films : Les Chevaux de Dieu (2012) et Razzia (2017). Cette idée de consacrer un film entier à l’une d’entre elles ne m’a jamais quitté. J’attendais juste l’actrice qui pourrait l’incarner…
Quand a eu lieu le déclic ?
En 2019 au moment du tournage d’Adam, premier long métrage de Maryam Touzani dont j’étais le coscénariste. Nisrin Erradi en était l’actrice principale. J’ai été soufflé par sa présence, son charisme. J’ai su que le moment était venu de me consacrer à ce film sur les cheikhat. J’ai alors rencontré plusieurs chanteuses, recueilli leurs histoires. Leurs récits ont dessiné les contours du scénario d’Everybody Loves Touda, coécrit avec Maryam Touzani.
L’histoire d’Everybody Loves Touda se déroule dans le Maroc d’aujourd’hui où ces chanteuses sont peu considérées…
Touda quitte son village pour la ville. Cet itinéraire a valeur de parabole, puisqu’il épouse celui de ces femmes depuis des décennies. Touda se dirige vers la lumière, la ville de Casablanca, et atterri dans un bar où les clients ne l’écoutent pas mais veulent profiter de ses charmes. C’est cruel. Les cheihkat ont fait évoluer les mentalités du pays. Leur destin a changé après l’indépendance du Maroc au début des années 1960. Elles ont quitté leurs villages pour suivre l’exode rural. Arrivées dans les grandes villes, elles n’ont pas trouvé de place et elles ont dû se produire dans les bars et les cabarets. On les a ainsi obligées à adapter leur répertoire pour satisfaire les clients. Perverties par l’argent et l’alcool, elles ont brouillé leur image. Peu à peu les cheikhat sont devenues synonymes de prostituées.
Il y a ainsi une forme de continuité dans votre cinéma et notamment avec Much Loved, film sans concession sur la prostitution au Maroc…
Je filme des combattantes qui construisent elles-mêmes leur destin. Mes héroïnes vont pour cela à l’encontre de l’image que la société a d’elles. C’est un combat contre les préjugés, la violence du regard… Ce sont toutes des conquérantes de la liberté.
Touda s’inspire-t-elle d’une chanteuse en particulier ?
À la fin de mon film Razzia, je décrivais une fête chez une famille très riche où justement une cheikha s’y faisait malmener. Je suis retourné voir cette chanteuse afin qu’elle me raconte son histoire et me présente à d’autres femmes. Touda est le fruit de toutes ces rencontres. J’ai pensé aussi à ma mère, une femme célibataire qui m’a élevé seule à Sarcelles en banlieue parisienne. Elle aussi a dû faire face à des difficultés….
Votre mise en scène reste en permanence au diapason de votre héroïne…
Je ne voulais pas quitter Touda un seul instant et ainsi révéler sa part intime. La caméra l’écoute respirer, reprendre son souffle… Par ma mise en scène, je cherchais à lui ouvrir des espaces. Voilà pourquoi les plans durent parfois longtemps afin qu’elle ait le temps de s’exprimer, de trouver son chemin…
everybody loves touda
Scénario : Nabil Ayouch et Maryam Touzani
Production déléguée française : Martine Cohen (Les Films du Nouveau Monde)
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : MK2 Films
Date de sortie : 18 décembre 2024
Soutien du CNC : Aide aux cinémas du monde après réalisation