Nicolas Philibert : « Je fais des films à partir de mon ignorance et de ma curiosité »

Nicolas Philibert : « Je fais des films à partir de mon ignorance et de ma curiosité »

14 avril 2023
Cinéma
« Sur l'Adamant » de Nicolas Philibert.
« Sur l'Adamant » de Nicolas Philibert. Les Films du Losange

Son nouveau documentaire, Sur l’Adamant, invite à une plongée au cœur d’un centre de jour parisien qui accueille des adultes souffrant de troubles psychiatriques. Récompensé de l’Ours d’or à Berlin, Nicolas Philibert raconte les coulisses de ce film et, à travers elles, sa vision de son métier.


À quand remonte chez vous le désir de consacrer un film à l’Adamant, cette péniche amarrée sur les bords de la Seine, qui propose aux adultes souffrant de troubles psychiatriques des soins ainsi qu’une multitude d’ateliers culturels ?

Je n’ai jamais été capable de travailler sur plusieurs films en même temps. Il m’est arrivé évidemment d’avoir différents projets en tête, mais quand je me lance dans un film, je m’y plonge tout entier. Dans le cas de Sur l’Adamant, j’ai été invité voilà sept ou huit ans sur cette péniche, à participer à un atelier de conversation qui a lieu tous les vendredis et où sont conviés des cinéastes, des musiciens, des romanciers, des philosophes… J’y ai parlé pendant deux heures de mon travail face à un groupe mêlant patients et soignants qui avaient préparé la rencontre en ayant visionné quelques-uns de mes films, dont La Moindre des choses (sur une clinique où personnel soignant et pensionnaires travaillaient ensemble à la création d’une pièce, ndlr). Et j’ai trouvé cet échange incroyablement riche et stimulant. C’est là que je me suis dit que ça vaudrait peut-être le coup de revenir un jour y tourner un film.

Comment passe-t-on de ce désir à la réalité ?

Je commençais à ce moment-là De chaque instant, un documentaire consacré à un institut de formation en soins infirmiers. Je n’étais donc pas immédiatement disponible. Mais cette idée a continué à cheminer et après De chaque instant, je suis retourné sur l’Adamant pour tâter le terrain. J’ai compris que si j’avais un projet, je serais bien accueilli. Je me suis donc lancé.

Aviez-vous déjà une idée précise de ce que vous vouliez raconter avec ce film ?

Une idée de là où je vais ? Surtout pas ! (Rires.) Le point d’arrivée tout comme le chemin pour y parvenir me sont totalement inconnus quand je me lance dans un projet. En arrivant sur l’Adamant, je sais simplement que j’ai un point de départ fort. Qu’il s’agit d’un endroit effervescent capable de résister au rouleau compresseur qui écrase la psychiatrie en ce moment, où on essaie de rester inventif, de faire une psychiatrie digne de ce nom. Un endroit où patients et soignants coaniment et coinventent le quotidien. Il y avait donc la promesse de quelque chose. Mais pour autant, je ne raisonne jamais en termes de sujet. D’ailleurs, à mes yeux, Sur l’Adamant n’est pas un film sur la psychiatrie mais un film en psychiatrie… Quand je me lance, j’arrive en étant aussi disponible que possible aux micro-événements, aux rencontres… Mais vraiment, je ne veux pas savoir où je vais. Je serais d’ailleurs bien incapable de faire un film pour appliquer un programme, illustrer un discours ou délivrer un message, Je fais des films à partir de mon ignorance et de ma curiosité. De mon envie d’apprendre des choses des autres, de comprendre pourquoi je suis venu dans tel ou tel endroit pour filmer.

Vous filmez dès que vous arrivez sur les lieux, ou laissez-vous s’écouler quelques jours ?

Je ne filme jamais les premiers jours. Je prends d’abord le temps de montrer à tout le monde nos « instruments de torture ». Nous sommes quatre en tout : moi qui filme, une assistante caméra, un ingénieur du son et un stagiaire. Mais parfois, je viens tourner seul. C’était important pour moi de ne pas trop peser sur le quotidien de l’Adamant, de ne pas être trop envahissant. Ces jours-là, je posais la caméra dans un coin et le cas échéant si quelqu’un me racontait quelque chose qui m’intéressait, je la prenais pour enregistrer ce moment.

Comment décidez-vous justement des jours où vous venez tourner ?

Il y a une part d’instinct bien sûr. Mais je m’appuie aussi sur le calendrier des activités et des ateliers proposés quotidiennement par l’Adamant : la réunion du lundi matin où sont accueillis les nouveaux et où sont évoqués les projets, l’atelier radio du lundi après-midi, l’atelier d’écoute musicale du mardi après-midi – que je n’ai pas pu filmer car cela aurait coûté trop cher pour une question de droits –, les ateliers dessin et couture du mercredi… Mais plus encore que ces ateliers, j’avais surtout envie de filmer dans les interstices, de manière plus informelle, entre deux portes.

On retrouve aussi dans le film plusieurs scènes de réunion avec des échanges parfois vifs, comme ce moment où l’une des patientes ne comprend pas pourquoi on lui refuse de diriger un atelier et où un membre du personnel soignant lui explique tout à la fois pourquoi sa demande est légitime et la raison pour laquelle il ne peut y accéder. Est-ce que parfois dans ce type de moment on se sent de trop ?

Tout d’abord, filmer une réunion avec 20 personnes quand on ne sait pas par avance qui va prendre la parole est un exercice compliqué. Je commence par disposer plusieurs micros pour pouvoir entendre ce qui se dit. Puis, une fois le cercle formé, j’isole dans une sorte d’angle mort ceux qui ne veulent pas être filmés, afin de veiller à ce qu’ils n’apparaissent pas à l’image tout en leur laissant la possibilité de s’exprimer s’ils le souhaitent. À l’intérieur de ce cadre, Catherine, cette femme que vous évoquez et qui a cette revendication, je l’ai déjà filmée. Si elle décide de prendre la parole à ce moment-là, elle a donc pleinement conscience de ma présence et sans doute profite-t-elle aussi de la caméra pour que sa demande soit enregistrée. Je ne me sens donc pas de trop car je fais partie de sa démarche.


Vous commencez à monter en parallèle de vos tournages ?

Non, j’attends toujours d’avoir fini de tourner. Mais quand sait-on au fond qu’on a fini de tourner ?

C’était ma question suivante…

Un jour, au festival de La Rochelle, on m’a demandé de poser la première question à la master class que donnait Frederick Wiseman. Et je l’ai questionné précisément là-dessus : à quel moment pensez-vous qu’un tournage est terminé ? Et vous savez ce qu’il a répondu : « Quand c’est l’heure d’aller manger ou quand je suis fatigué et qu’il faut aller se coucher. » (Rires.)

Et vous, que répondriez-vous ?

Quand je sens que je commence à me répéter, à filmer des choses qui ressemblent à ce que j’ai déjà filmé. Mais aussi quand le désir de voir tout ce que cela va donner et la manière dont je vais l’assembler prend le dessus.

Comment vivez-vous l’étape du montage ?

Comme un plaisir immense, en dépit des moments de grande frustration puisqu’il faut faire son deuil de séquences qui vous émeuvent et en sachant qu’on peut faire de la peine à ceux que j’ai filmés dans ces moments-là. J’adore monter. D’ailleurs, pour moi, tourner ne consiste pas à engranger le plus de choses possibles en me disant que je verrais bien ce que j’en ferais au montage. Je commence à penser montage quand je filme. Je fais des associations, une idée en emmène une autre, je trouve des échos, des oppositions…

Vous aviez combien d’heures de rushes pour ce documentaire ?

Une centaine.

Et vous saviez dès le départ que le montage final ne dépasserait pas deux heures ? C’est un objectif que vous vous étiez fixé ?

Là encore, je n’ai pas d’objectif quand je me lance, ni de pression. Évidemment, Les Films du Losange qui me distribuent depuis tant d’années préfèrent une durée inférieure à deux heures qui permet de ne pas limiter les séances quotidiennes en salles. Mais sans m’imposer quoi que ce soit, en me faisant confiance. Pour eux comme pour moi, c’est d’abord le film qui compte.

Que représente le fait d’avoir reçu un Ours d’or pour vous ?

Une fierté et beaucoup de travail ! Grâce à ce prix, Sur l’Adamant a pu être vendu dans beaucoup de pays. Je vais donc l’accompagner en promotion, en commençant par le Japon où il sort dix jours après la France. À travers les messages que je reçois, je m’aperçois surtout que cet Ours d’or a un côté antidépresseur pour tous ceux qui travaillent en psychiatrie, se sentent épuisés et à bout par manque de moyens humains et d’attractivité pour ces métiers, dans le service public en tout cas. Beaucoup assurent qu’ils n’ont plus le temps d’être à l’écoute des patients, disent leur immense tristesse de ne pas pouvoir exercer leur métier dignement. Le fait qu’un documentaire en psychiatrie obtienne cette récompense et mette en lumière un lieu qui résiste comme l’Adamant donne un peu d’espoir à beaucoup. Et forcément j’en suis fier.

Quand vous regardez en arrière, quel regard portez-vous sur votre carrière ?

J’ai l’impression que d’un film à l’autre, ce qui est récurrent dans mon travail, c’est de filmer à l’intérieur d’un collectif, de ne pas choisir d’aller vers telle ou telle direction en fonction d’un sujet à traiter – on peut faire un très bon film sur un sujet anodin et l’inverse ! – mais de partir d’un projet et souvent d’un lieu. Ça peut être une institution, bien que ce ne soit jamais ses rouages qui m’intéressent mais le collectif à l’œuvre. Derrière ce mot, il y a pour moi l’inverse du communautarisme : l’hétérogène, les singularités, l’altérité… C’est au fond tout cela que j’explore depuis mes débuts. Le vivre-ensemble – même si l’expression est beaucoup galvaudée –, qui est tellement fragile et menacé dans notre société où les positions ne cessent de se radicaliser. Ce qui m’intéresse, c’est de montrer comment on accueille la parole de l’autre, de celui qui n’est pas comme nous, donc qui fait peur. J’aime renverser les a priori, les clichés. Mais j’explore aussi les langues, les accents. Filmer la parole, c’est presque un peu désuet et déconsidéré dans le petit monde du documentaire. Mais je m’obstine à croire que c’est ce que nous avons peut-être de plus précieux.

SUR L’ADAMANT

Sur l'Adamant

Réalisation : Nicolas Philibert
Photographie : Nicolas Philibert
Montage : Nicolas Philibert
Production : TS Productions, Longride
Distribution : Les Films du Losange
Sortie en salles le 19 avril 2023

Aides du CNC : Avance sur recettes avant réalisation et Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)