Paul B. Preciado : « Le documentaire de création offre un terrain d’expérimentation unique »

Paul B. Preciado : « Le documentaire de création offre un terrain d’expérimentation unique »

03 juin 2024
Cinéma
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Orlando visuel princpial
"Orlando, ma biographie politique" Les Films du poisson, 24 images, Arte France, The Party Film Sales

Dans Orlando, ma biographie politique, le philosophe et écrivain a réuni vingt-six personnes transgenres et non-binaires pour revisiter le célèbre roman de Virginia Woolf paru en 1928. Il revient sur la manière dont il a construit ce premier film sous la forme d'un essai documentaire où s’entrelacent le réel et la fiction.


Pourquoi avoir choisi d’adapter le livre de Virginia Woolf à l’écran ?

Paul B. Preciado : Je n’avais jamais imaginé réaliser un film un jour. J’ai en effet collaboré ces dix dernières années avec des artistes pour qui j’ai écrit des histoires, des scénarios, ce qui pouvait se rapprocher d’une certaine pratique cinématographique et expérimentale. En revanche, je ne nourrissais pas le désir secret de devenir réalisateur jusqu’à être contacté par la chaîne ARTE. Il y avait chez eux l’envie de produire à la fois des films sur les thématiques queer et sur mon histoire. Qu’est-ce que la transidentité et le fait d’avoir été assigné femme à la naissance représentaient pour un philosophe contemporain comme moi ? J’ai tout de suite pensé à une adaptation d'Orlando, le roman de Virginia Woolf [la destinée d’un jeune courtisan anglais à la cour d’Elisabeth Ire qui se réveille un matin dans un corps de femme - ndlr]. Quand je l’ai découvert par hasard à l’adolescence, j’ai compris qu’il deviendrait essentiel dans mon parcours. J’ai eu cette intuition folle que cet Orlando c’était moi, et surtout qu’il existait de nombreux autres Orlando contemporains dont la vie pouvait coïncider avec des scènes du livre.

Quel a été votre processus de travail ?

J’ai commencé par relire de façon obsessionnelle le livre pour voir quels extraits il était possible d’adapter. En parallèle, j’ai cherché leurs différents interprètes. Pour incarner les textes, j’ai d’abord fait appel à des proches comme Jenny Bel’Air, figure du mouvement trans en France, ou Vanasay Khamphommala, artiste queer issue du théâtre shakespearien. J’ai ensuite lancé un casting en ligne et dans les rues parisiennes en collant des affiches sur les murs. Une centaine de personnes de tous âges et de toutes les régions ont répondu à l’appel, parmi lesquelles des enfants et des adolescents. Quand je les ai tous entendus me raconter pourquoi ils étaient Orlando, j’ai compris que le film allait fonctionner. J’ai réalisé de longs entretiens avec chacun d’entre eux avant de choisir les textes qu’ils allaient incarner. Le film est un aller-retour permanent entre le réel et le fictionnel.

Comment filmer aujourd’hui une « vie orlandesque ? ». La réponse passait forcément par le documentaire de création, et précisément l’essai documentaire. Ce qui importe, c’est de trouver une forme qui corresponde exactement au récit que vous souhaitez développer. 

Justement, comment avez-vous pensé le dispositif du film ?

Je me suis nourri autant du travail de Carole Roussopoulos et Barbara Hammer que de l’œuvre de Pier Paolo Pasolini, Joshua Oppenheimer, Chris Marker ou Jean-Luc Godard. En revanche, je ne me suis jamais dit que je souhaitais tourner un documentaire ou une fiction. Je n’ai pas pensé cette segmentation des genres comme un aspect définitif. Au contraire. Ce qui m’intéressait, c’était de transgresser la fiction de Virginia Woolf et de montrer qu’un personnage qui devait en principe rester dans le domaine de l’imaginaire était une réalité sociale et politique. Je souhaitais construire un récit non-binaire autour de la traversée des genres : celle des personnes trans et celle du réel et de la fiction et vice-versa. S’attaquer à un monument de littérature comme Orlando est intimidant, d’autant qu’il m’importait de m’éloigner des adaptations classiques, mais aussi du discours normatif sur la transidentité qui « pathologise » le processus de transition de genre. Comme je n’avais aucune expérience en tournage et en montage, j’ai eu besoin de monter chaque scène au fur et à mesure pour m’assurer que mes ambitions de réalisateur fonctionnaient à l’écran. Avec Yotam Ben David, le monteur, nous avons été extrêmement attentifs au tempo du film. Il fallait donner du temps au spectateur pour qu’il s’immerge dans un univers qui n’est ni tout à fait réel ni tout à fait fictionnel. Un univers qui s’installe par cette phrase performative : « Je suis X et dans ce film je serai Orlando de Virginia Woolf ».

 

Aux côtés de vos interprètes, des anonymes comme des figures du mouvement trans et non-binaire, se mêlent aussi Virginie Despentes, Frédéric Pierrot ou les artistes plasticiens Pierre et Gilles. De quelle façon avez-vous abordé la direction d’acteurs ?

D’abord, mêler interprètes non-professionnels et professionnels participait toujours à cette volonté de construire une œuvre plurielle. Frédéric Pierrot dans le rôle du psychiatre, Pierre et Gilles dans celui des médecins et Virginie Despentes dans la peau d'une juge ont été d’une extraordinaire générosité. D’ailleurs, Virginie Despentes a été l’une des premières personnes à qui j’ai confié ce projet de film inclassable. Avant l’étape du tournage, j’avais déjà une idée très claire de la façon dont je voulais tourner les scènes mais j’ai appris à diriger sur le tas. Un exercice passionnant. Ce qui m’intéressait, c’était le fait que sur un plateau, le vrai témoin est la caméra. Je souhaitais par-dessus tout qu’elle participe à installer un nouveau regard. Un regard qui pourrait venir soigner quelque chose qui avait été brisé. Les participants ont vécu l’injure, la violence familiale, économique, sociale… Comment la caméra et le texte de Virginia Woolf pouvaient réparer une identité ? C’était mon ambition. Je parle d’un processus de réparation par l’image, par l’écrit, mais aussi par le collectif. Nous avons fonctionné en équipe réduite sur le plateau. Ces moments de tournage ont participé à la construction d’une utopie politique. Je voulais faire de la littérature et de la poésie la seule loi du film.

Je souhaitais construire un récit non-binaire autour de la traversée des genres : celle des personnes trans et celle du réel et de la fiction. 

Que représente pour vous le documentaire de création ?

Aujourd’hui, le clivage entre fiction et documentaire ne me paraît plus pertinent. Je ne me suis pas dit « Je vais consacrer un documentaire de création à Orlando de Virginia Woolf », mais « Comment filmer aujourd’hui une vie orlandesque ? ». La réponse passait forcément par le documentaire de création, et précisément l’essai documentaire. En revanche, je n’avais pas conscientisé ce choix avant de tourner le film. Ce qui importe, c’est de trouver une forme qui corresponde exactement au récit que vous souhaitez développer. Et le documentaire de création offre un terrain d’expérimentation unique. Je dois dire que j’ai été contraint pour des raisons de budget de revoir certaines de mes ambitions comme sur les costumes où Caroline Spieth et Thomas Goudou ont effectué un travail formidable en travaillant avec de la seconde main. Tourner à l’étranger ou « caster » des interprètes en dehors de nos frontières étaient également hors de notre portée. Le film s’est donc construit à l’intérieur de ces contraintes. Mais transcender ces difficultés a permis de donner corps à cet objet expérimental qu’est Orlando, ma biographie politique.

orlando, ma biographie politique

Affiche du film Les Films du poisson

Réalisation et scénario : Paul B. Preciado
Production : Les Films du poisson (Yaël Fogiel, Laetitia Gonzalez)
Coproduction : 24 Images (Annie Ohayon-Dekel, Farid Rezkallah), ARTE France
Distribution salles : Jour2Fête
Ventes internationales : The Party Film Sales

Soutiens du CNC : Fonds de soutien audiovisuel (préparation et production – automatique), Aide à l'édition vidéo