Son nom ne sonne pas brésilien. Comme elle le racontait dans son documentaire tourné en 2001, Un passeport hongrois, ses grands-parents juifs ont fui l’Europe Centrale en 1937 pour se réfugier à Rio pour une durée indéterminée. « Mes parents sont nés au Brésil avec l’idée qu’ils ne resteraient pas », nous dit la réalisatrice par ce jour pluvieux de début mars, dans un français impeccable. « J’ai été au lycée français, enfant. Nos parents voulaient qu’on parle plusieurs langues au cas où il faudrait partir s’installer à l’étranger. » Finalement, la famille Kogut ne bougera pas. Mais la petite Sandra grandira avec une conscience aiguë de la différence, qui nourrira la femme et l’artiste qu’elle deviendra.
Au milieu des années 80, Sandra Kogut entame des études de philosophie. « Je voulais déjà faire du cinéma mais à l’époque, c’était difficile pour quiconque n’appartenait pas à un club très fermé. En même temps sont apparus les premiers caméscopes qui m’ont permis de m’intéresser à cet art nouveau de la vidéo. J’ai commencé à faire des performances qui ont été ma porte d’entrée dans le petit monde de l’art. » Repérée par le Centre International de Création Vidéo Pierre Schaeffer, elle entre en résidence dans l’est de la France au tout début des années 90 où elle développe une installation itinérante, Parabolic People, qui assoit sa notoriété de plasticienne. « J’ai réappris le français que j’avais un peu perdu », sourit-elle. Après cette expérience, elle multipliera les allers et retours entre France, Brésil et États-Unis d’où est originaire son mari et père de ses enfants. « Durant cette période, je me suis progressivement tournée vers le documentaire de création et la fiction. »
Des installations vidéo au cinéma
2007. Sandra Kogut vient au Festival de Cannes présenter son premier film de fiction, Mutum. Une chronique familiale chaotique, vue à travers le regard d’un enfant pauvre de la région difficile du Sertao, qui fera la clôture de la Quinzaine des Réalisateurs. Sandra Kogut s’y sert de son expérience de documentariste en filmant des acteurs amateurs qu’elle a trouvés sur place dans le cadre d’ateliers de travail. Malgré cette réussite saluée par la critique, il faudra patienter treize ans pour découvrir son nouveau film, Trois étés. « Dans l’intervalle, la vie m’a rattrapée. J’ai eu un deuxième enfant, on a vécu aux Etats-Unis, puis à Berlin… »
Trois étés raconte comment, après un énorme scandale de corruption, une famille aisée de Rio quitte précipitamment sa vaste demeure, laissée aux mains de ses employés. La gouvernante, Mada, décide alors de rentabiliser le lieu pour couvrir des dépenses inattendues et subvenir à ses besoins. Le récit se déroule sur trois étés, entre 2015 et 2017. « L’idée m’est venue pendant cette période intense où de vastes scandales financiers ont éclaboussé le Brésil. Le pays entier regardait à la télévision les multiples rebondissements de toutes ces affaires. J’ai tourné autour du sujet longtemps avant d’avoir cette révélation : et si je racontais ce qui se passait pour les petites gens qui gravitent autour des puissants ? Je me suis inspirée de petits bouts d’histoires mais c’est en grande partie inventé. Nous avons eu la chance de faire le film en plein chamboulement, juste avant l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite : on a ainsi eu accès, pour pas cher, à des villas pour nos décors. Heureusement, vu la modestie de notre budget… »
Coproduit minoritairement par la France, Trois étés est un drame puissant qui ausculte les effets de l’ultralibéralisme sur toutes les couches de la population. « Le capitalisme casse les liens entre les gens, impose l’idée que tout est business. C’est le règne du chacun pour soi. Il a fallu faire le film rapidement pour coller à l’actualité de l’époque et montrer l’état d’esprit qui régnait alors. » Le film aurait-il été le même après l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro ? « Je n’aurais même pas pu le tourner ! Savez-vous que depuis un an, l’industrie du cinéma est paralysée ici ? Les fonds d’aides ne fonctionnent plus, des boîtes ferment. On estime que 400 à 600 projets sont bloqués par cette situation. Pour la sortie brésilienne de Trois étés, prévue trois semaines après la sortie française, il a fallu trouver un sponsor pour participer à la distribution du film. On aura à l’arrivée une belle sortie sur une centaine de copies dans tout le pays. J’ai ensuite envie de développer un projet sur les milices qui travaillent pour les mafias brésiliennes, lesquelles constituent un pouvoir parallèle. Vu le contexte, ça risque d’être compliqué. »
Trois étés, qui sort ce mercredi 11 mars 2020, a reçu l’aide aux cinémas du monde (aide à la production) et l’aide sélective à la distribution (aide au programme) du CNC.