Comment avez-vous rencontré Frederick Wiseman ?
Mathieu Berthon : J’ai d’abord travaillé pendant dix ans aux Films du Losange, aux côtés de Régine Vial et Margaret Menegoz. À cette époque, leur responsable des ventes était Daniela Elstner qui a ensuite créé Doc & Film. Quand je suis parti des Films du Losange, j'ai fait une petite escapade chez Potemkine où, en décembre 2014, j’ai distribué un film produit par Les Films d’Ici que Daniela Elstner vendait et qui a été déterminant dans mon parcours : Eau argentée de Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan. Il s’agissait d’un documentaire sur la révolution en Syrie. C'était la première fois que je prenais en charge un long métrage de son acquisition jusqu'à sa sortie dans le monde arabe. Et tout s’est très bien passé. J’ai quitté Potemkine l’année suivante pour créer ma propre structure qui dès sa naissance a été entourée de bonnes fées : Serge Lalou et Camille Laemlé des Films d’Ici et de nouveau Daniela Elstner. Ils m'ont confié le deuxième film sorti avec Météore : Fuocoammare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi, Ours d'or à Berlin, lui aussi essentiel dans mon parcours. C’est dans la foulée de cette sortie que Daniela Elstner m’a confié que Frederick Wiseman cherchait un nouveau distributeur pour ses films en France après de longues années de collaboration avec Sophie Dulac. Et c’est elle qui me l’a présenté.
Quel souvenir gardez-vous de cette première rencontre ?
Il était alors en fin de production de Ex Libris : The New York Public Library. J’avais l’impression d’être un gamin de cinq ans face à cet immense monsieur. Mais mon expérience chez Les Films du Losange, dont l’ADN est de mettre les grands auteurs au centre de tout, m’a beaucoup aidé en me permettant de ne pas rester inhibé trop longtemps. Lors de cette discussion, Frederick Wiseman m’a expliqué qu’il était en train de restaurer Titicut Follies, son tout premier long métrage documentaire tourné en 1967. Alors, à la suite de ce rendez-vous, je lui ai écrit une longue lettre où je lui expliquais tout le travail que j'avais envie de faire autour de Ex Libris et de ses films en général, avec l’idée d’une collaboration à long terme. Et je lui ai proposé de commencer par distribuer Titicut Follies, inédit dans les salles françaises, en lui consacrant de longs mois de préparation. Les salles étaient (et restent) très sollicitées, il fallait donc prendre le temps de bien travailler pour offrir à Frederick Wiseman la place qu’il mérite. D’ailleurs, cette année-là, Météore n’a sorti qu’un autre film en plus de Titicut Follies.
Quelle était votre stratégie ?
Je tiens d’abord à souligner le travail remarquable de Sophie Dulac. Avant elle, les films de Wiseman ne sortaient pas en salles. Elle lui a offert une première reconnaissance publique. J’ai donc pu m’appuyer sur cet acquis, avec l’envie d’aborder son œuvre en la rendant profondément contemporaine pour élargir davantage son public. Commencer par Titicut Follies – avec sa durée plus courte que les canons habituels de Frederick Wiseman – était idéal pour affirmer cette volonté éditoriale. On a donc élaboré une nouvelle affiche, une nouvelle bande-annonce. Et Frederick Wiseman nous a fait confiance, même s’il n’était pas spontanément d’accord sur tout. Il a l’intelligence de laisser chacun maître dans son champ de compétence.
Il a donc tout de suite adhéré à l’idée d’une collaboration au long cours ?
Je ne veux pas parler à sa place mais je pense qu’il a été content de notre investissement, de notre manière de travailler sur Ex Libris. Nous avions approché à l’époque les bibliothèques et différentes associations pour interroger la question de l’exception culturelle française qui résonne fortement dans le film. Et en dépit de ses 3h20, Ex Libris a réuni plus de 20 000 spectateurs, un score en progression par rapport à ses films précédents. À partir de ce moment, il nous a toujours tenu au courant de ses projets. De ses documentaires Monrovia, Indiana et City Hall comme de sa fiction Un couple que j’aime énormément. Mais au-delà de ses films, Frederick Wiseman est un modèle. Il symbolise la notion d’indépendance. C’est un concept essentiel pour moi. J’ai créé ma structure de distribution en 2015 quand on me disait que j’étais fou de me lancer. Et c’est une chance inouïe d’être au contact d’un cinéaste comme lui. J’ai l’impression de travailler sur la Pléiade.
Concrètement, comment travaillez-vous avec lui ?
Il nous parle des sujets avant de tourner, mais le premier visionnage se fait à chaque fois au moment de la version quasi définitive du montage image.
Comment est née l’idée d’offrir une première sortie en salles en France à Welfare ?
Tout part d’un travail plus global sur toute son œuvre qu’il restaure depuis quelque temps et qu’on souhaite accompagner en travaillant sur une rétrospective. Cette idée avait d’ailleurs été accueillie avec enthousiasme par la Cinémathèque du documentaire et la Bibliothèque publique d’information (BPI). Tout ceci a pris un peu de retard. Mais la restauration de Welfare était, elle, achevée quand j’ai appris que la metteuse en scène Julie Deliquet en préparait une adaptation théâtrale qu’on peut découvrir cet été au festival d’Avignon. Avec Frederick Wiseman, on a trouvé important que le film soit visible au même moment. Tout cela s’est décidé en décembre dernier où l’on s’est mis en ordre de marche pour être prêt à temps malgré la grande perte – professionnelle autant qu’humaine – de Marie Pierre Duhamel-Muller. Depuis des années, elle travaillait notamment sur le sous-titrage des films de Frederick Wiseman.
Quelle stratégie avez-vous adoptée pour accompagner la sortie de Welfare ?
D’abord je me suis rendu compte que, malgré le remarquable de travail de la société Blaq Out pour éditer l’œuvre de Frederick Wiseman en DVD, beaucoup d’exploitants de salles et de journalistes n’avaient jamais vu Welfare. Mon premier travail a donc consisté à le leur faire découvrir en amont et ainsi enclencher un désir de leur part de le programmer et d’en parler. Pour cela, une fois le sous-titrage terminé, on a soumis le film à l’AFCAE (Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai) et la toute première projection a eu lieu sous son égide à la fin du mois de mars 2023, lors des Rencontres Art et Essai Patrimoine / Répertoire organisées à Morlaix. L’accueil fut formidable. L’AFCAE a donc décidé de soutenir la sortie du film. Et en parallèle, on a commencé à fabriquer tout le matériel de promotion, en échangeant avec l’équipe du Théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis où sera jouée la pièce du 27 septembre au 15 octobre prochain. Concevoir l’affiche avec une graphiste, monter une bande-annonce, choisir les photos d’exploitation a permis de rentrer dans la matière du film. C’est un travail très artisanal qui aide à se rendre compte de la nécessité absolue de montrer Welfare. On est animés de la conviction qu’il constitue un pan de l’histoire du cinéma tout en résonnant fort avec notre époque. C’est pour cette raison qu’on a organisé des projections de Welfare en amont à l’association ATD Quart-Monde, pour des publics éloignés de la pure question cinématographique et qui l’ont reçu avec énormément de force. Et puis il y a eu très vite cette évidence : seule une sortie en salles peut offrir une telle résonance médiatique. J’ai pu le vérifier à travers nos partenariats avec France Culture et Télérama et les multiples articles dans tous les supports que je peux lire depuis mercredi.
Welfare est en salles depuis le 5 juillet. Comment va se poursuivre votre travail de distributeur sur le film ?
Welfare est sorti dans 33 salles en France. Et l’idée a été d’événementialiser toute sa première semaine d’exploitation parisienne. On a donc sollicité des cinéastes et des écrivains – Noémie Lvovsky, Rebecca Zlotowski, Nicolas Philibert, Claire Simon, Florence Seyvos, Mikael Buch, Maylis de Kerangal… – pour venir présenter des séances à Paris et leurs retours ont été aussi immédiats qu’enthousiastes. Sans compter Arnaud Desplechin ou Justine Triet qui n’ont pas pu être présents pour cause d’agenda. Ensuite, on va essayer de faire vivre le film en salles le plus longtemps possible, en lien notamment avec la tournée du spectacle de Julie Deliquet et en organisant à chaque fois une projection dans les théâtres des villes où il sera joué.
Quels sont les prochains rendez-vous de Météore avec Frederick Wiseman ?
D’abord, la sortie le 20 décembre 2023 de son nouveau documentaire inédit, Menus plaisirs, tourné dans la maison Troisgros, un restaurant trois étoiles au Guide Michelin, situé à Ouches, non-loin de Lyon. Une histoire de famille, de transmission de génération en génération où le rapport à la terre et au climat est aussi crucial. Ensuite si je trouve à temps les ressources pour financer un sous-titrage à la hauteur de la restauration, la rétrospective Wiseman devrait débuter à partir de septembre 2024 en proposant aux salles un cycle de trois longs métrages comme des portes d’entrées à son travail. Et avant cela, High school – dont on a récupéré les droits –, tourné en 1968 dans un lycée de Philadelphie, sera au programme du Bac pour les lycées en option cinéma. 2024 sera donc une grande année Wiseman pour Météore !
Welfare
Photographie : William Brayne.
Production : Zipporah Films.
Distribution : Météore Films.
Sortie le 5 juillet 2023.