Elle s’appelle Itto (incarnée à l’écran par Oumaïma Barid). Jeune marocaine d’origine modeste et enceinte, elle s’apprête à épouser Amine, fils d’une très riche famille, dont plusieurs de ses membres, à commencer par sa mère, la regardent de haut pour lui faire ressentir la différence de classe. Une situation forcément étouffante dont Itto arrive à se libérer le temps d’une journée où, alors qu’elle croit enfin pouvoir souffler, des phénomènes surnaturels s’abattent sur le pays semblant préparer l’arrivée d’une présence mystérieuse, créant des situations d’angoisse vite incontrôlables. Ainsi débute Animalia, le premier long métrage au climat fantastique de la réalisatrice franco-marocaine Sofia Alaoui. Une nouvelle étape majeure dans son parcours et un film pour lequel elle a reçu le Prix spécial du jury Creative Vision au Festival de Sundance en janvier dernier.
« Je pense avoir voulu faire du cinéma avant même de connaître le mot réalisateur ! », explique Sofia Alaoui en souriant. Chez cette native de Casablanca, ce rapport concret au septième art naît en Chine où elle grandit de 5 à 11 ans, avec ses parents. « J’ai eu la chance de voyager énormément avec eux sur le continent asiatique, de découvrir la Chine, le Cambodge, la Mongolie… D’apprendre d’autres façons de vivre que la nôtre, d’autres légendes, d’autres mythologies… Et moi qui étais une enfant plutôt solitaire, j’ai commencé à prendre une caméra et à filmer pour m’approprier ces décors. » Au fil du temps, cela deviendra même un rendez-vous incontournable du week-end : réunir ses amis et tourner des films avec eux. Tout cela allait donc logiquement la conduire, une poignée d’années plus tard, après la fin de sa scolarité « classique » à Casablanca, à fréquenter les bancs d’une école de cinéma. Après avoir un temps envisagé de passer le concours de la Beijing Film Academy, elle opte finalement pour la France où son cursus la verra enchaîner entre 2008 et 2019 l’ESEC (École supérieure d’études cinématographiques), l’EICAR (École internationale de création audiovisuelle et de réalisation), une formation « Montage : de la technique à l’artistique » aux Gobelins et la Femis, atelier scénario, le tout accompagné par des cours d’écriture scénaristiques à distance avec la New York Film Academy. En parallèle, Sofia Alaoui passe régulièrement de la théorie à la pratique en réalisant ses premiers courts métrages, « en alternant fiction et documentaire car j’aime me confronter aux deux exercices ». En 2013, elle débute avec Le Rêve de Cendrillon qu’elle autofinance. En 2015 pour Les Enfants de Naplouse, elle pose sa caméra dans l’un des plus grands camps de réfugiés de Cisjordanie, s’intéressant plus particulièrement à un atelier de cinéma organisé sur place pour donner aux enfants l’opportunité de s’exprimer librement. En 2018, son Kenza des choux met en scène une bande d’ados qui tente de tromper l’ennui à la fin des vacances d’été dans une cité. Et l’année suivante, avec Les Vagues ou rien, elle dresse le portrait de la championne de surf marocaine Meryem El Gardoum.
Quatre courts avant un cinquième qui va changer la donne : Qu’importe si les bêtes meurent qu’elle tourne au Maroc où elle est revenue vivre et a monté sa société de production. L’histoire d’un jeune berger et son père, bloqués dans leur bergerie par la neige au cœur des montagnes de l’Atlas, qui, en allant se ravitailler dans un village, découvrent celui-ci déserté après un mystérieux événement sur lequel plane l’ombre de possibles extraterrestres. Le film marque la première incursion dans le cinéma de genre de celle qui explique avoir toujours été fascinée par l’invisible et le surnaturel dans sa vie personnelle. Grand Prix à Sundance en 2020, Qu’importe si les bêtes meurent décroche en 2021 le César du meilleur court métrage. Le parfait tremplin pour un premier long, où la cinéaste va pouvoir continuer son exploration du genre, alors qu’elle se l’était un temps interdit. « Pour parler du Maroc, on m’encourageait plutôt à faire un drame social réaliste. Comme si en tant que Marocaine, je ne pouvais me situer que là ! J’ai commencé à en écrire un, d’ailleurs, mais sans parvenir à aller au bout. Pour parler de classes sociales, de féminisme, de patriarcat et de religion, j’avais besoin de passer par le prisme du genre. Le succès de Qu’importe si les bêtes meurent m’a confortée dans l’idée que je pouvais y arriver. J’ai eu la chance de rencontrer des producteurs qui m’ont vraiment soutenue et n’ont jamais cessé depuis. C’est ainsi qu’Animalia a pu éclore. »
Animalia – que Sofia Alaoui a écrit en solitaire – reste dans cette veine mystique et ce désir de ne pas tout expliquer de l’étrangeté qui se déploie à l’écran, de ne pas apporter toutes les pièces du puzzle. « Je voulais proposer un voyage et offrir pour cela le plus de place et de poids possible à l’image. Laisser volontairement du flou pour que le spectateur s’en empare. Comme dans les films de réalisateurs que j’aime où tout n’est pas donné : Tarkovski, Buñuel… Le choix des cadrages compte ici plus que les mots. » Un travail effectué main dans la main avec Noé Bach (Just kids, Une femme du monde, Les Amours d’Anaïs…), le directeur de la photo déjà présent sur Qu’importe si les bêtes meurent. « J’écris de manière très visuelle car mon scénario est peuplé d’idées très abstraites. Il faut que je puisse les communiquer de la manière la plus claire à toute mon équipe, à commencer par Noé. Je suis venue vers lui avec des références très précises : Yorgos Lanthimos pour les scènes d’ouverture avant d’aller vers quelque chose de plus organique à la manière du Melancholia de Lars von Trier. » Avant d’ajouter dans un éclat de rire : « Ce qui était génial avec Noé, c’est qu’il ne comprenait rien de ce que je faisais. Devoir tout le temps le lui expliquer m’a permis de préciser et d’affiner mon point de vue. »
Une fois sur le plateau, Sofia Alaoui fait partie de ces cinéastes qui n’aiment pas la mise en place, de la même manière qu’elle n’aime pas répéter avec ses acteurs. « Je ne fais jamais passer d’essais à proprement parler. Quand je rencontre des comédiens en audition, je ne leur demande pas de jouer des scènes, je leur pose des questions. J’ai besoin de connaître qui ils sont vraiment pour savoir si j’ai envie de passer tout ce temps avec eux. Puis, une fois choisis, je me dévoile à mon tour. Je leur parle de qui je suis, je leur explique en détail pourquoi j’ai eu envie de faire ce film et ce que je veux défendre à travers lui. Tout est sur la table et à partir de là, je leur fais confiance. Comme je sais qu’il y a toujours quelque chose de l’ordre de la magie dans les premières prises, je veux que la caméra puisse capter ce moment. Sachant que ce parti pris renforce aussi l’attention de tout le monde sur le plateau et m’aide à atteindre ce que je recherche : être au plus près du réel. »
Animalia sort en salles ce mercredi 9 août, quelques semaines après sa présentation en avant-première lors du Champs-Élysées Film Festival. Mais Sofia Alaoui n’entend évidemment pas s’arrêter en si bon chemin. Elle travaille d’ores et déjà sur son deuxième long métrage, accompagnée des mêmes producteurs et dont l’action se situera, là encore, au Maroc. « Le récit se déroulera au sein d’un hôpital dans une ville menacée par des tempêtes de sable. » Un drame écologique et postapocalyptique, dans la continuité évidente de son travail.
ANIMALIA
Réalisation et scénario : Sofia Alaoui
Photographie : Noé Bach
Montage : Héloïse Pelloquet
Musique : Amine Bouhafa
Production : Wrong Films, Srab Films, Jiango Films, Dounia Productions, Arte France Cinéma
Distribution : Ad Vitam
Sortie en salles le 9 août 2023
Soutiens du CNC : Aide au développement d'oeuvres cinématographiques de longue durée, Avance sur recettes avant réalisation, Aide à la création de musiques originales, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)