Jane Campion est revenue dans la lumière ces dernières années, en tournant son premier long métrage en douze ans (The Power of the Dog) mais aussi grâce au fait qu’elle a été rejointe par Julia Ducournau dans la courte liste des réalisatrices lauréates d’une Palme d’or… Votre documentaire, Jane Campion, la femme cinéma, est-il une manière de rebondir sur cette actualité ou y pensiez-vous depuis longtemps ?
Un peu des deux ! J’avais parlé de ce film à la chaîne Arte il y a longtemps déjà, puis ils sont un jour revenus vers moi en me disant que c’était le bon moment… Le projet s’est étalé sur deux ans. C’est pendant le montage que Julia Ducournau a reçu la Palme d’or pour Titane, j’étais très heureuse pour elle et je me suis dit que le moment était idéal ! (Rires.) Au-delà de cette concomitance, cela fait très longtemps que les films de Jane Campion m’habitent : je les ai tous vus au fur et à mesure de leur sortie, ils ont marqué ma vie et mon cinéma. Mais elle-même, son parcours, son discours sur ses films, je ne les connaissais finalement que par bribes, et j’avais envie de prendre le temps de m’y intéresser de près. Cela a été très fort de pouvoir arpenter de nouveau son œuvre et d’écouter ce qu’elle en disait. J’ai découvert avec bonheur plein de choses qui étaient proches de ma propre expérience. Toutes proportions gardées, j’avais parfois le sentiment de parler à travers elle.
Le film est rythmé par des interviews qu’elle a données au fil du temps… Pourquoi ce choix ?
Je ne voulais pas interviewer des spécialistes de son œuvre mais véritablement construire le film à partir de sa parole à elle. Au départ, ce n’était qu’une simple intuition. Mais plus je découvrais des archives, grâce à ma documentaliste Véronique Nowak, plus je comprenais que cette matière allait être suffisante pour structurer le film. Nous nous étions mises en contact avec Jane Campion, mais elle ne voulait pas donner d’interview rétrospective – je la comprends d’autant mieux que je ne suis pas « fan » moi-même des interviews ! Elle était très prise par le tournage et le montage de The Power of the Dog. Mais cela m’a permis de me plonger, avec bonheur, dans cette matière extraordinaire. Je ne voulais pas non plus plaquer de commentaire, il a donc fallu trouver de quoi faire tenir le récit – des extraits d’émissions, de making-of, etc. Il fallait tricoter entre sa parole, les extraits de films et les archives. C’était de la broderie.
On est frappé de constater à quel point elle a toujours parlé de son travail avec précision, mais aussi une forme de décontraction, de légèreté…
Oui, et d’humilité, et d’humour, aussi. Son rire est très marquant. Elle parle de façon très simple, sans trop intellectualiser ni donner de leçon. Elle raconte très facilement comment elle s’y prend pour faire ses films, ses doutes, etc.
Vous insistez beaucoup sur la réception des films, des projections de ses premiers courts métrages à Cannes aux critiques teintées de machisme qui ont accueilli un film comme In the Cut… Pourquoi ?
Oui, je trouvais intéressant de s’interroger sur la manière dont ses films ont marqué les spectateurs ou les critiques, et sur comment elle le vit. Je sais à quel point la sortie d’un film peut être douloureuse. On fait un film pour qu’il soit vu et il faut pouvoir affronter sa réception. Et la réception témoigne aussi de l’époque. Elle permet donc de raconter la place des femmes dans l’histoire du cinéma, ce regard féminin qui était accueilli par une presse majoritairement masculine. Je voulais raconter à travers Jane Campion ce que signifie faire des films : comment on les fabrique, comment on vit avec, les retours négatifs de la presse ou du public… Ce n’est pas rien, cela fait partie de la vie et des difficultés d’un cinéaste.
Les critiques, les récompenses… Tout dans son parcours a un écho particulier, exacerbé, parce qu’elle est une femme…
Oui, elle est une sorte d’emblème. À travers Jane Campion, on parle forcément de l’histoire des femmes. Elle-même parle très bien, d’ailleurs, sans véhémence, de cette injustice évidente : comment est-ce possible qu’il y ait eu si peu de femmes mises en valeur, ou simplement aidées, dans l’histoire du cinéma ? Cet aspect fait bien sûr parti des choses dont je voulais parler dans ce film.
Quelle est aujourd’hui, selon vous, sa place dans l’histoire du cinéma ? Est-elle reconnue à sa juste valeur ?
Elle occupe une place majeure… aux yeux de ceux qui s’intéressent au cinéma ! Mais je découvre aussi avec ce film qu’elle reste inconnue de nombreuses personnes. Beaucoup ont vu La Leçon de piano mais pas forcément ses autres œuvres. J’observe via la vente du documentaire à l’étranger, qui est en cours et qui se passe bien, que son nom ne déclenche pas partout un enthousiasme spontané. Certains pays restent indifférents, malgré sa Palme d’or, ses Oscars… Elle continue d’une certaine façon de rester à la marge par rapport à d’autres réalisateurs plus célèbres qui trustent les palmarès des festivals. Il faut dire qu’elle a été rare, tournant peu, faisant les choses à son rythme. Et elle a fait des films très différents les uns des autres. Elle est très libre, et cela déroute.
Quel sens donnez-vous à ce titre, « la femme cinéma » ?
Ce titre s’est imposé comme une évidence. Elle est la femme cinéma, comme on pourrait dire d’ailleurs que Godard est l’homme cinéma. Bien sûr, il y a Agnès Varda, mais elle est à mes yeux l’incarnation de la femme faisant des films. Elle l’est aussi dans le sens où ses films sont portés par un souffle, une force, ils sont comme des vagues de beauté. Elle est le cinéma parce que ses films sont une ode au cinéma.
Jane Campion, la femme cinéma
Réalisation : Julie Bertuccelli
Montage : Laure Gardette, Svetlana Vaynblat
Son : Olivier Goinard
Documentation : Véronique Nowak
Coproduction : ARTE France, Les Films du Poisson, Uccelli Production
Ventes internationales : Westend Films, Cinephil
Sur Arte le 8 mars à 23 h 15 et sur arte.tv du 1er mars au 16 mai
Soutien du CNC : Fonds de soutien audiovisuel (FSA)