L’adieu à Suzanne Lipinska, muse du moulin d’Andé

L’adieu à Suzanne Lipinska, muse du moulin d’Andé

04 octobre 2022
Cinéma
Suzanne Lipinska s'est éteinte à l'âge de 94 ans après une vie au service de l'art.
Suzanne Lipinska s'est éteinte à l'âge de 94 ans après une vie au service de l'art. Sophie Lipinski

Propriétaire du moulin d’Andé, une résidence d’artistes prisée par la Nouvelle Vague ou encore Georges Perec, Suzanne Lipinska est décédée le 30 septembre dernier, à 94 ans.


Jusqu’à son dernier souffle, Suzanne Lipinska était au four et surtout au moulin. Son moulin, Le moulin d’Andé. À plus de 90 ans, cette femme hyperactive aux yeux bleus ardents et à la natte blonde légendaire restait sur tous les fronts, répondant aux mails, imaginant de nouvelles manières de mettre en avant ou de transformer cet endroit paradisiaque. Suzanne Lipinska, qui vient de s’éteindre le 30 septembre dernier, était l’âme du moulin d’Andé. Situé à mi-chemin entre Rouen et Évreux, dans la belle campagne normande, ce lieu de création fut au centre d’une fabuleuse ébullition intellectuelle. Un endroit idéal pour trouver l’inspiration – comme disait Truffaut qui le trouvait « bénéfique aux fins de films » et y tourna des scènes des Quatre Cents Coups ou de Jules et Jim.

Le moulin d’Andé a vu naître la Nouvelle Vague, hébergea des comédiens, des auteurs, des musiciens, tous choyés par celle qui se définissait comme la maîtresse des lieux, mais qui était plus que cela. Suzanne Lipinska était la propriétaire de cette demeure, mais aussi la muse, et le cœur battant d’un trésor de la culture cinématographique. Construit à la fin du XIIIe siècle, ce moulin à roue pendante, l’un des derniers en Europe, a traversé les époques à l’abri des remous de l’Histoire. S’il a d’abord eu pour fonction d’approvisionner la garnison du château Gaillard, il fut progressivement transformé pour trouver au XVIIe siècle la forme qu’il ne quittera plus. Après avoir appartenu à Louis Renault, Suzanne Lipinska reçoit de son père en cadeau de mariage cette bâtisse dominée par les falaises de craie de la vallée de la Seine. Et leur histoire devient indissoluble. 

Domaine bucolique

Enfant, Suzanne est fascinée par la littérature et la musique. Elle suit une licence de musicologie et une licence de psychologie à Paris puis, après quelques années dans la capitale, divorce et décide de s’installer au moulin familial avec ses trois enfants. « J’ai investi le moulin tel qu’il était », confiait-elle il y a quelques années à Paris Normandie. « Il n’y avait presque rien. C’était une maison de campagne rudimentaire. Trois chambres, une cuisine, une salle à manger, une écurie. Au fur et à mesure, je l’ai rénové avec mes amies. Désormais, le moulin compte une salle de la meule, un théâtre, une orangerie, 35 chambres, six salles de réunion, un salon de café, une bibliothèque, une filmothèque, 12 pianos, un parc de plus de 15 hectares... ». Entre-temps, cet endroit bucolique est devenu un havre de paix pour artistes et intellectuels. Très engagée, Suzanne Lipinska y accueille en effet à partir de la fin des années 1950 des écrivains, des peintres, des musiciens… Les rencontres sont alors informelles et les visiteurs sous le charme reviennent régulièrement. L’écrivain Maurice Pons fait partie des premiers à être tombés amoureux de l’endroit : il ne quitte plus le domaine et ramène sous les arbres ses amis ou ses satellites. C’est par lui que le cinéma entre au moulin. L’auteur des Saisons vient à l’époque de publier Virginales, un recueil de nouvelles. Le jeune François Truffaut décide d’adapter un de ses textes au cinéma. Ce sera Les Mistons en 1955, dont la production lui donne l’occasion de découvrir les charmes bucoliques du moulin d’Andé. Quelques années plus tard, il y reviendra pour écrire – et tourner aux alentours – Les Quatre Cents Coups

Le moulin d'Andé et sa roue Giogo

Le cinéma en plein cœur

En 1962, Suzanne Lipinska, Maurice Pons et quelques amis créent l’association culturelle du moulin d’Andé. L’objectif est double : accueillir les créateurs de toutes disciplines (art, lettres, sciences) et développer des manifestations culturelles (théâtre, concerts, etc.). La résidence d’artistes prend alors forme : l’établissement héberge tous les grands noms de la littérature, de la musique, et surtout du cinéma, qui veulent se ressourcer : d’Alain Delon et Romy Schneider à Jeanne Moreau ou Jean-Louis Trintignant, le gotha y prend ses quartiers. C’est également sous ses poutres que Georges Perec rédige La Disparition en 1969. « Cavalier, Enrico, Truffaut, ils ont tous travaillé ici », racontait Suzanne Lipinska dans les colonnes du Figaro il y a un an. « C’était vraiment une communauté, un phalanstère d’artistes. On faisait tout nous-mêmes : cuisine, vaisselle… Quand on était 8-10, on était complet. C’est après que l’on s’est développé. » 

Car progressivement Suzanne Lipinska aménage son domaine. Création d’un théâtre, d’une bibliothèque et d’une filmothèque, d’une orangerie… Le moulin développe petit à petit une programmation de concerts classiques (accueillant des artistes aussi prestigieux que Natalie Dessay, Laurent Petitgirard ou Gautier Capuçon), mais le cinéma reste au cœur des préoccupations de Suzanne. En témoigne la création en 1998 d’un Centre des Écritures cinématographiques (Céci). À l’initiative de François Barat, délégué général du GREC (Groupe de Recherches et d’Essais cinématographiques), le Céci s’est imposé comme un lieu de réflexion sur les écritures de cinéma, et offre à travers des formations, des rencontres professionnelles ou des séjours en résidence, la possibilité aux cinéastes de défendre leur diversité et leurs réflexions sur l’écriture. 

Suzanne Lipinska avait encore de nombreux projets. Sa disparition il y a quelques jours n’empêchera pourtant pas le moulin d’Andé de continuer d’inspirer à la fois les cinéphiles et les créateurs de tous bords et de tous horizons.