Hier, Bertrand Tavernier, avant-hier, Pierre Rissient, aujourd’hui, Michel Ciment. Les esprits du cinéma ne sont malheureusement pas éternels et leur disparition coupe inévitablement ce lien qui rattache le présent au passé. Michel Ciment est mort à l’âge de 85 ans, et avec lui, s’est écroulé le pont qui menait directement à Elia Kazan, Stanley Kubrick, Billy Wilder, Jane Campion,ou encore Joseph Losey. L’historien et critique qu’il était, aura, en effet, recueilli leur parole, construit et déconstruit avec eux la spécificité de leur travail. Et l’on ne parle pas ici de conversations promotionnelles entre deux portes d’un palace parisien. Non, il s’agit au contraire d’échanges au long cours dont la finalité faisait autorité. Si Truffaut avec son livre sur Hitchcock (Ed. Robert Laffont) avait posé les bases de l’exercice en 1966, Michel Ciment en aura fait la source même de son travail, lui qui n’ajamais imaginé passer derrière la caméra. « J’avais trop de respect pour les réalisateurs…», confiait-il récemment au micro de France culture.
Renards et hérissons
Il y a donc le Kubrick, le Kazan Losey, Les Conquérants d’un nouveau monde, le Passeport pour Hollywood… des pages et des pages qui dessinent des itinéraires et bouleversent des idées souvent mal reçues. « Ce qui m’intéressait au départ était de réparer une injustice », expliquait Michel Ciment au site cinéphile Le Bleu du Miroir. « Kubrick en 1980, on ne voyait pas les rapports entre ses films. C’était un défi pour moi de montrer qu’il y avait, au contraire, une continuité. » Lors de la ressortie du Messager de Joseph Losey, il y a deux ans, la figure totémique de la revue Positif –il en était l’indéboulonnable directeur de la rédaction– insistait : « La filmographie de Losey apparaît trop bigarrée, éclatée, avec des hauts et des bas. Il n’y avait donc pas de culte autour de lui. Le fait que Losey ne soit pas franchement établi me plaisait. De manière générale, j’aime retrouver l’image dans le tapis. » Michel Ciment, paraphrasant le philosophe Isaiah Berlin, s’amusait ainsi à distinguer les hérissons des renards. Les premiers suivent une ligne fixe, quand les seconds donnent l’impression de partir dans tous les sens.
L’esprit de Deleuze
Michel Ciment est né en 1938, d’un père juif hongrois ayant fui le fascisme de son pays natal pour la France dès les années 1920. Ce couturier spécialiste du plissé travaillait au service des grandes maisons de la mode parisienne. Devant cet homme inaccessible mais « aimé », « joueur invétéré » et « taciturne », le futur critique de cinéma préférait se tourner vers sa mère, petite main œuvrant pour l’entreprise familiale, qui l’emmenait au cinéma. « Nous allions voir les films dits du samedi soir, il n’y avait pas d’approche intellectuelle ou cinéphile. Cette appétence pour ce cinéma populaire, je l’ai toujours gardée. Je suis resté grand public… Le grand public qui a plus de goût qu’on ne le croit ! », confiait avec malice l’intéressé au micro de France culture.
La découverte du cinéma d’auteur se fera après la Libération, quand les films américains inondent les écrans. Michel Ciment sera un élève brillant. « J’ai eu le privilège d’étudier au collège puis au lycée Condorcet, un établissement avec des enseignants de grande qualité. J’ai notamment eu comme professeur Paul Bénichou, le grand spécialiste de l’histoire de la littérature. […] J’ai eu Gilles Deleuze en philosophie neuf heures par semaine, j’ai même reçu le prix de philosophie décerné par lui », peut-on lire dans l’entretien accordé à Juliette Goffart pour la revue Études en 2021. Un itinéraire exemplaire qui forge une exigence dans l’analyse et ne laisse place à aucun dilettantisme. « On ne peut pas imaginer quelqu’un qui étudierait le cadre ou la couleur dans un film sans avoir aucune connaissance de la peinture. »
En partage
« Mon voyage aux États-Unis dans le cadre de mes études d’anglais, en 1958, est la seconde étape de ma formation…», poursuit-il au cours de cet entretien. Il y apprendra un aspect fondamental : l’ouverture d’esprit, de celle qui empêche de s’enfermer dans des chapelles, de juger avant d’avoir vu, au nom d’une réputation forcément trompeuse, de rester sur le qui-vive… Il vante aussi « une proximité incroyable avec les enseignants, inexistante dans la vieille Sorbonne d’avant 1968…» Le mot « proximité » renvoie à l’essence même du travail de Michel Ciment, à ce qui provoque aujourd’hui cet élan émotionnel sincère sur les réseaux sociaux ou ailleurs. Chacun y va –jeunes ou moins jeunes, cinéphiles aguerris ou simples passionnés– de son petit mot pour signifier sa tristesse et raconter un morceau d’intimité partagée. Conteur infatigable du cinéma français, jamais à cours d’anecdotes, Michel Ciment dont la curiosité insatiable le poussait à visionner les quelques rares films qu’il n’avait jamais vus, était membre depuis le début, en 2012, du groupe d’experts du CNC chargé d’examiner les projets de numérisation et de restauration du patrimoine cinématographique français.
Toujours élégamment habillé, imposant d’emblée une stature (le chapeau très mitterrandien en sus), il s’illuminait tel un jeune homme une fois installé dans une salle de cinéma. Et si ces dernières années la démarche s’était faite plus lente et incertaine, il venait aussi découvrir les films –tous les films donc –entouré des « Positifs », toujours prévenants avec leur capitaine qui n’avait rien du Commandeur. Cet esprit alerte était toujours prompt aux emportements fussent-ils d’adoration ou de détestation. Parfois, sa voix si reconnaissante se faisait entendre dans le dos d’un confrère. « Alors, c’est bien, hein ? » À peine le temps de bredouiller quelque chose, qu’il enchaînait : « C’est formidable ! » Débutait alors à même le trottoir un court exposé, précis, jamais ronflant. Michel Ciment avait le « cinéma en partage » pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages les plus célèbres.
Idéologies
Accessible mais exigeant, ouvert mais conscient, Michel Ciment a dès son entrée en cinéphile dû choisir son camp. Au tout début des années 1960, le jeune homme envoie à la rédaction de Positif un texte prenant la défense d’Orson Welles et de son Procès. Le futur critique regarde alors avec méfiance les concurrents « conservateurs » des Cahiers du Cinéma. La revue Positif, héritière de l’espritdes surréalistes est ouvertement à gauche. Michel Ciment n’a cependant jamais laissé une idéologie recouvrir son jugement. « Mon mentor, c’était André Breton ! »
Témoin de cette ouverture d’esprit où les contraires ne s’opposent pas forcément, son livre qui regroupe ses entretiens avec Elia Kazan, « le traître » de la chasse aux sorcières et Joseph Losey, victime directe du maccarthysme. « La dénonciation de Kazan vient d’une volonté d’intégration, celle du pauvre émigré qui a été finalement accepté », précisait-il à Première il y a deux ans. « Ce qu’a fait Kazan est évidemment terrible mais n’oublions pas que la fidélité aveugle de Losey au stalinisme est tout aussi condamnable. Pourquoi faudrait-il condamner la dénonciation en Amérique et accepter celle qui avait lieu en URSS ? Alors cette idée de voir en Kazan l’ignoble et en Losey le saint, très peu pour moi. »
Œuvres-monde
Universitaire, professeur, historien, journaliste, Michel Ciment, par ailleurs maître de conférences en civilisation américaine, était un éclaireur ou, selon le mot de Serge Daney, un passeur. On pouvait ainsi l’entendre régulièrement dans l’émission culte du Masque et la Plume et il avait également partagé son savoir jusqu’en 2016 sur les ondes de France Culture dans « Projection privée », le programme qu’il produisait. Il aura gardé tout au long de son parcours une foi inébranlable dans le cinéma : « Ma préférence va aux œuvres-monde, celles qui englobent une multitude de chemins, qui créent un univers, et dans lesquelles on peut entrer à partir de curiosités multiples. Un cinéma qui serait ce que sont à la littérature les œuvres de Balzac, de Tolstoï, de Shakespeare surtout, ce que sont à la peinture les œuvres de Vélasquez ou du Titien », s’enthousiasmait-il en 2017 (pour les 60 ans de Positif) dans les colonnes de la revue L’Histoire. C’est cette « multitude » de directions que Michel Ciment n’aura eu de cesse d’arpenter.