« Serge Daney nous a quittés dans la nuit du 12 juin 1992. Il venait juste d’avoir 48 ans. Il était malade du sida, et tenait à ce que ce fut dit, afin qu’on ne s’habitue pas », peut-on lire dans le numéro d’été 1992 des Cahiers du Cinéma, entièrement consacré à la disparition de l’éminent critique. Le vide laissé par Serge Daney sera difficile voire impossible à combler tant la place qu’il occupait alors au sein de la cinéphilie était essentielle. Dans la revue, ils sont nombreux – cinéastes, critiques, intellectuels – à s’être fendu d’un texte en hommage au « ciné-fils » trop tôt disparu. Parmi toutes ces voix, il y a celle de Wim Wenders qui résonne étrangement jusqu’à nous : « S’il nous manque déjà aujourd’hui, combien il va nous manquer dans dix ans quand nous allons nous rendre compte que seul Serge aurait pu rester un guide dans ce labyrinthe des images, et que personne d’autre n’a su prendre sa place. Merde alors. »
Habiter le monde
Dix ans, vingt ans, trente ans. Personne n’a remplacé Serge Daney, alors que le « labyrinthe des images », lui, s’est terriblement agrandi, complexifié, précipitant toujours un peu plus les spectateurs que nous sommes dans un tourbillon difficile à déchiffrer. C’est que la position de Serge Daney ne se limitait pas à mesurer la valeur et la profondeur des films qu’il voyait, sa pensée emmenait son lecteur bien au-delà. Tel un sociologue, un philosophe ou un historien, son regard permettait de voir le monde autrement, d’en saisir la gravité et, pourquoi pas, sa légèreté. Pour lui, le cinéma était un langage qui permettait d’« habiter » ce « monde » dans lequel il vivait, d’y être éventuellement admis, et donc de l’appréhender à bonne distance. Dans un numéro récent de Libération pour lequel Serge Daney écrivit de 1981 à 1991, le cinéaste et ancien critique Nicolas Saada rappelait une incroyable intuition de Daney qui, un an avant sa mort, anticipait le concept du streaming et son flot ininterrompu de contenu : « Si le visuel est une boucle, l’image est à la fois un manque et un reste. »
Un trésor à partager
Serge Daney, né en juin 1944 à Paris, a été élevé par sa mère et sa grand-mère, au sein d’un foyer aux revenus modestes. Son père, qu’il n’a pas connu, fait partie d’une légende familiale. Se dessine l’image d’un aventurier venu des confins de l’Europe centrale, issu d’une famille juive de Vienne, qui aura bourlingué toute sa vie tel Hemingway. L’homme aurait même mis un pied dans le cinéma. Le futur critique verra dans cette figure paternelle plus ou moins fantasmée le goût pour les horizons lointains et les images en mouvement. Dans les entretiens filmés qu’il accorde à Régis Debray pour le magazine Océaniques sur FR3, en janvier 1992, soit moins de six mois avant sa mort, Daney se raconte ainsi : « On sait, dès la première entrée à l’école primaire, dans la cour de récréation, qu’il y a des gens avec qui on ne sera pas copains et d’autres avec qui on va faire une bande à trois ou quatre dans un coin : ce seront les introvertis, peut-être plus tard les homosexuels – ça a été le cas pour moi – en l’occurrence les cinéphiles. Évidemment, ils ne vont pas partager leur trésor. Ils savent qu’ils appartiennent à une autre version du monde ou de l’espèce humaine. »
Ce « trésor » Serge Daney a tout de même passé sa vie à le partager abondamment. Jusqu’à son dernier souffle. En témoignent les quatre volumes de ses œuvres complètes baptisées La Maison cinéma et le monde, édités chez P.O.L. Il y a Le Temps des « Cahiers » (1962-1981), Les Années « Libé » (1981-1985), puis 1986-1991, et enfin Le Moment « Trafic » (1991-1992).
Le critique a toujours célébré la figure de son professeur de littérature du lycée Voltaire à Paris, Henri Agel, qui n’hésitait pas à détourner ses élèves des cours de latin pour la découverte d’un film. Le choc reçu à la vision de Nuit et Brouillard d’Alain Resnais sera déterminant. Il écrit à son propos dans l’un de ses derniers textes : « Comprendre en même temps que les camps étaient vrais et que le film était juste. » Le cinéma se doit, à l’instar de tous les autres arts, d’être synchrone, de savoir interagir avec le monde qui l’entoure. D’où ce constat implacable et radical : « ... Puisque les cinéastes n’ont pas filmé en son temps la politique de Vichy, leur devoir, cinquante ans plus tard, n’est pas de se racheter imaginairement à coups d’Au revoir les enfants, mais de tirer le portrait actuel de ce bon peuple de France qui, de 1940 à 1942, rafle du Vel d’Hiv comprise, n’a pas bronché. Le cinéma étant l’art du présent, ses remords sont sans intérêt. »
Un passeur
C’est le critique Jean Douchet qui fait entrer Serge Daney au sein de la rédaction des Cahiers du Cinéma en 1962, alors que la Nouvelle Vague a propulsé une bonne part de ses éléments fondateurs de l’autre côté du miroir : François Truffaut, Jacques Rivette, Éric Rohmer, Claude Chabrol... L’apprenti critique devient rapidement une figure clef de la revue et, contrairement à beaucoup de collaborateurs, n’a aucun désir de devenir cinéaste. Dix ans plus tard, il est nommé rédacteur en chef. Ce sont les années 1970 et l’engagement maoïste déforme la vision des films, ou plutôt en conditionne la lecture. L’aventure Cahiers s’achève en 1981. Daney entre alors à Libération pour coller un peu plus à l’actualité, mais aussi s’intéresser de plus près à la télévision, dont l’impureté supposée ne l’effraie pas.
Serge Daney partage ainsi avec son amie Marguerite Duras des heures d’insomnie, tous les deux postés devant le petit écran. De là découlent des conversations ininterrompues. « Daney il parlait. Même quand il croyait se taire, il parlait. Quand moi j’écrivais il parlait. Je lui répondais. Et de ma réponse il repartait encore », écrit Marguerite Duras à la rédaction des Cahiers du Cinéma en juin 1992. Avec l’écrivaine, il y a aussi une passion commune pour le tennis qui rejaillira dans son lexique personnel. Daney aimait « renvoyer la balle », faire « des rebonds » et se définissait lui-même comme un « passeur ».
Visuel et image
Le critique aura énoncé au moins un concept sur lequel ses derniers textes reposent en grande partie, celui qui oppose « le visuel » à « l’image ». Pour le critique, le « visuel » est l’image artificielle, déconnectée d’une quelconque réalité, qui sert à communiquer, à vendre... C’est l’image télévisuelle, celle du vidéo-clip et de la publicité. Au moment du déclenchement de la Guerre du Golfe, en août 1990, il écrira ainsi : « Étrange prise de conscience que la guerre obéirait aux mêmes lois du spectacle et de la publicité qu’un jeu vidéo, ou qu’un salon militaire. »
Ce « visuel », c’est aussi – comme il l’expliquait à Régis Debray – le visage en gros plan des chanteurs américains, le casque sur les oreilles, les yeux fermés devant un micro, fredonnant un morceau afin de récolter des fonds pour les populations africaines affamées. « Le visuel, c’est l’image des chanteurs à la place des enfants, l’image qui vient à la place d’une autre qu’on ne veut plus voir (...) Les caméras sont partout, on peut filmer aujourd’hui la mort en gros plan, et c’est dégoûtant parce qu’évidemment ça ne donne rien, c’est un mauvais spectacle. »
« Après, avec »
Un an avant sa mort, Serge Daney s’était lancé dans l’aventure Trafic, une revue créée à son initiative qui entend « retrouver, retracer, voire inventer les chemins qui permettent de mieux savoir, dès aujourd’hui, “comment vivre avec les images”. La revue est ouverte à tous ceux qui ont l’image comme première passion, le cinéma dans leur langage culturel et l’écriture comme seconde passion. » L’idée pour le critique est, cette fois, de ne plus vivre au rythme de l’actualité mais de regarder dans le rétroviseur afin de voir ce qui résiste encore, et surtout continue de s’incarner au présent. Le comité de rédaction se compose notamment du cinéaste Jean-Claude Biette et de l’écrivain Raymond Bellour. La mort de son fondateur en 1992 ne met pas fin à la revue. Disparu, Daney devient à son tour « un auteur de cinéma » tel un Ford ou un Bresson, sur lequel de nouveaux critiques essaient d’éprouver la puissance de la parole et du geste. Le numéro 37, au printemps 2001, place le nom de Serge Daney en une, avec cette accroche : « après, avec ». Aujourd’hui, on le sait, l’« après » Daney n’existe pas vraiment, il faut donc se contenter du « avec », de porter en nous sa mémoire, vive et tenace.