« Mourir à Ibiza (un film en trois étés) » : trois réalisateurs pour un film… en trois parties

« Mourir à Ibiza (un film en trois étés) » : trois réalisateurs pour un film… en trois parties

07 décembre 2022
Cinéma
« Mourir à Ibiza (un film en trois étés) »
« Mourir à Ibiza (un film en trois étés) » Shellac

Anton Balekdjian, Mattéo Eustachon et Léo Couture se sont rencontrés sur les bancs de la CinéFabrique, à Lyon. Ensemble, ils ont écrit et mis en scène ce singulier premier long métrage qui suit quatre personnages – une fille et trois garçons – au fil de trois étés passés à Arles, Étretat et Ibiza. Un récit en trois temps sur lequel plane l’ombre d’Éric Rohmer et de Jacques Rozier. Entretien.


Comment vous êtes-vous rencontrés ?

C’était au tout début de nos études à la CinéFabrique, à Lyon. On est devenus amis très rapidement, dès le premier jour d’école. Léo étudiait le son, Anton le scénario et Mattéo l’image. Parfait pour constituer une équipe de film, non ? D’ailleurs, dès qu’il y avait un projet à faire, on travaillait ensemble.

Que retenez-vous de vos années d’apprentissage à la CinéFabrique ?

D’abord le fait que cette école nous poussait beaucoup à développer nos propres projets, à un rythme très soutenu. L’apprentissage pratique est au cœur de la formation. On écrivait un film alors qu’on était encore en tournage du précédent. Ça donne le courage d’essayer, ça enlève la peur de se planter puisqu’on rebondit rapidement. Ça incite aussi à explorer des terrains qu’on ne maîtrise pas forcément. Ainsi, l’un des derniers projets auquel on s’était attaqués était un film d’époque avec énormément de comédiens, une grosse équipe technique et beaucoup de contraintes, en studio. Dans la foulée, ça nous a donné envie de faire strictement l’inverse ! Car on avait eu la sensation de se perdre dans cette façon de faire. On a voulu partir sur quelque chose de plus léger, en filmant des amis dans des contraintes qu’on allait s’imposer nous-mêmes. C’est ainsi qu’est né le projet Mourir à Ibiza.

Vous aviez dès le départ l’idée d’un film en trois temps ?

Non, ce projet s’est vraiment construit film après film. Quand on part pour Arles, ce n’est pas encore un film mais plus un laboratoire de direction d’acteurs et d’improvisation autour de différentes séquences avec l’idée de créer des personnages et d’aller les confronter au réel. On voulait suivre une jeune femme qui débarque dans la ville et se retrouve entourée de garçons totalement incapables de communiquer leurs émotions, en jouant avec les codes du film d’été. 

Comment et quand le film a-t-il pris la forme de ce récit en trois temps ?

Une fois le tournage terminé à Arles, on est remontés à Paris pour le monter. Et là, on s’est rendu compte qu’il y avait vraiment un film. Il nous est alors apparu naturel de retrouver les mêmes personnages l’été suivant. On avait créé un univers avec eux et on avait envie de jouer pour explorer d’autres facettes de leur personnalité. La motivation était au fond de se demander ce que ces personnages nous avaient caché…

Ce projet s’est vraiment construit film après film […] Quand on part pour Arles, ce n’est pas encore un film mais plus un laboratoire de direction d’acteurs et d’improvisation autour de différentes séquences avec l’idée de créer des personnages et d’aller les confronter au réel.

Comment avez-vous choisi les trois destinations où l’on suit vos personnages ?

Pour Arles, c’est assez terre à terre. Manon (Audiffren), notre assistante mise en scène, venait d’y emménager et avait un appartement dans lequel on allait pouvoir tourner. Puis, après avoir passé du temps entre les moustiques et les grillons, on a voulu aller dans un endroit qui soit l’exact opposé. Et notre choix s’est porté sur Étretat, avec sa lumière plus sombre, dont nous avions gardé le souvenir grâce à un clip de Bashung tourné sur place. Quant à Ibiza, comme on savait que ce serait l’ultime épisode, le côté grandiloquent du lieu nous a séduits. On savait qu’il allait résonner chez tout le monde…

 

Les deux derniers segments ont obéi à la même logique de laboratoire que le premier ? Ou avez-vous écrit plus de choses en amont ?

 

Le document qu’on confiait à nos comédiens a été le même à chaque fois : un séquencier sans dialogue. Mais il y a eu une double évolution dans notre manière de travailler. D’abord dans le temps passé dans les trois villes. À chaque fois, on écrivait en amont, on arrivait sur place pour repérer et confronter le scénario au lieu. À Arles, on a tourné huit jours. À Étretat, une dizaine et à Ibiza deux semaines. Et, par ricochet, le temps de préparation a aussi évolué. On a passé à chaque fois un peu plus de temps sur place avant l’arrivée des comédiens. Ce temps précieux nous a aidés à préciser ce qu’on avait envie de faire et comment inscrire les personnages dans les endroits qu’on découvrait. Et cela a influé sur notre manière de travailler sur le plateau. Dans le segment d’Arles, on passait beaucoup par l’improvisation, on enchaînait les prises en réajustant à chaque fois. Dans les deux suivants, on a repris la main, on était plus directifs avec les comédiens. Plus encore sur le segment d’Ibiza car on savait précisément à ce moment-là comment on voulait clore le récit. On s’est donc organisés pour avoir le temps de répéter avec les comédiens. On écrivait aussi plus de trames dialoguées car on avait senti que la pure improvisation avait ses limites, qu’il allait être plus efficace de partir d’une structure écrite. On cherchait toujours avec eux mais en amont, pas directement sur le plateau.

Comment avez-vous recruté vos comédiens ?

Ce sont quasiment tous des gens que nous connaissions, qui nous étaient proches. Et tous avaient des niveaux d’expériences différents. Certains avaient déjà joué, d’autres non. Celle qu’on connaissait le moins, c’était Lucile (Balézeaux) qui interprète le personnage féminin central, Lena. Mais on l’avait vue dans un film de fin d’études juste avant de partir tourner à Arles. On est allés lui parler le soir même pour lui présenter notre projet. On lui a vendu l’expérience plus que l’histoire du film que nous n’avions pas complètement alors ! Elle a été partante immédiatement.

Devant votre film, on pense évidemment à Conte d’été de Rohmer. Vous êtes-vous appuyés sur des références pour construire l’atmosphère visuelle de chaque segment ?

Pour Arles, c’est Les Choses de la vie, d’où des panoramiques et des zooms dans les mouvements de caméra. Pour Étretat, nous pensions aux premiers films de Jim Jarmusch et à ceux de Jacques Rozier. Pour Ibiza, où l’on souhaitait quelque chose de très dynamique, on avait en tête l’énergie des mouvements de caméra des Roseaux sauvages de Téchiné et Ce cher mois d’août de Miguel Gomes. Mais, au fond, l’atmosphère de chaque film s’est surtout construite en réaction à celle du film d’avant. Entre nous, on parlait plus de sensations que de films. Et le but à chaque fois était de tourner en lumière naturelle, de profiter de ce qui existe, de ne rien avoir à fabriquer.

Les séquences d’Arles et d’Étretat sont entièrement autoproduites. Pour Étretat, on a investi notre salaire d’alternants dans l’essence et la nourriture. En revanche, pour le segment Ibiza, du fait de l’éloignement, on ne pouvait plus financer nous-mêmes le voyage. On a eu alors la chance de toucher une bourse du CNC qui aidait les projets des jeunes cinéastes sortant d’école.

La chanson s’invite aussi dans votre récit. C’était là aussi prévu dès le départ ?

Dès qu’on a su qu’on allait finir la trilogie à Ibiza, on a imaginé cette image du personnage de Lena, chantant sur son ferry. C’est notamment né du fait qu’on avait vu et entendu Lucile chanter –beaucoup et bien – entre les prises pendant le tournage à Étretat. Elle en avait envie et ça nous permettait de conclure ce récit où il fallait que quelque chose se dise, après deux parties où les personnages avaient du mal à s’exprimer. La chanson permet de déclarer les choses haut et fort tout en laissant un peu d’ambiguïté. Car à qui Lena adresse-t-elle cette chanson ? À elle-même ? Aux spectateurs ?

« Mourir à Ibiza (un film en trois étés) » Shellac

Comment un film aussi singulier a-t-il trouvé son financement ?

Les séquences d’Arles et d’Étretat sont entièrement autoproduites. Pour Étretat, on était alors en alternance à l’école, on touchait un salaire, minime certes, mais qu’on a investi pour l’essence et la nourriture. En revanche, pour le segment Ibiza, du fait de l’éloignement, on ne pouvait plus financer nous-mêmes le voyage. On a eu alors la chance de toucher une bourse du CNC (ndlr : l'aide Jeunes sortis d'école) qui aidait les projets des jeunes cinéastes sortant d’école et qui était donnée rapidement pour qu’on puisse l’investir sans délai. Juste avant que Mabel Films nous rejoigne.

Comment s’est fait le contact avec eux ?

Anton (Balekdjian) les avait rencontrés avec son film de fin d’études et dès qu’il leur a parlé du projet, ils ont été emballés. On a pu leur montrer une version du segment Arles qui se tenait et une d’Étretat un peu bizarre, mais qui donnait une idée quand même précise de notre travail. 

Le distributeur, Shellac, est arrivé à la même période ?

Non, plus tard, vraiment vers la fin de la postproduction, alors qu’on venait de terminer l’étalonnage, juste avant qu’on soit sélectionnés au FID, le Festival international de cinéma de Marseille. Ça nous a donné un coup de boost supplémentaire.

Comment s’est effectué le montage ? Avez-vous réduit à nouveau le segment d’Arles que vous aviez déjà monté ?

On a monté tous les trois, film après film. On est alors arrivés à des durées respectives de 40 minutes pour Arles, 25 minutes pour Étretat et une heure et demie pour Ibiza. Puis, quand la décision a été prise de faire de ces trois films un long métrage, de transformer ces trois films en trois parties d’un film, on a commencé à travailler avec Juliette Alexandre que nos producteurs nous ont présentée. Juliette est arrivée à un moment où nous étions au bout de notre démarche et où nous avions besoin d’un œil neuf. En un mois, elle nous a permis de simplifier les choses, de réduire ici et là. Arles n’a pas tant bougé que ça, car le bousculer l’aurait trop fragilisé. Pour Étretat, on a inversé des choses, changé le sens de certaines séquences. Et sur Ibiza, on sentait que, pour le spectateur, il fallait accélérer et par ricochet choisir avec beaucoup de précision les endroits qu’on avait envie d’étirer, en faisant des chansons les jalons du récit. Il a fallu se faire violence mais l’apport de Juliette a été essentiel pour parvenir au film tel qu’il sort aujourd’hui en salles.

MOURIR À IBIZA (UN FILM EN TROIS ÉTÉS)

Réalisation et scénario : Anton Balekdjian, Mattéo Eustachon et Léo Couture
Photographie : Mattéo Eustachon
Montage : Juliette Alexandre
Production : Mabel Films, La Villa Canouche
Distribution : Shellac
Sortie en salles le 7 décembre 2022

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