De quelle manière Viêt and Nam s’inscrit-il dans la lignée des films produits chez Deuxième Ligne Films ?
Marie Dubas : Je travaille sur des films très différents : j’ai longtemps produit des courts métrages, je coproduis des films à l’international, je produis des longs métrages français dont des documentaires et je viens de terminer une série de fiction. À l’intérieur de mon activité de coproduction étrangère, j’ai commencé à m’intéresser au Vietnam avec Taste de Lê Bảo puis avec un second film, L’Arbre aux papillons d’or de Pham Thiên Ân, qui a reçu la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2023. Tous deux ont par ailleurs été également soutenus par l’Aide aux cinémas du monde. Ces films m’ont conduite à rencontrer plusieurs producteurs sud-asiatiques. L’un d’entre eux, le producteur singapourien Lai Weijie, a attiré mon attention sur Viêt and Nam il y a quelques années.
Pourquoi cet attrait particulier pour le Vietnam ?
J’ai découvert au Vietnam et en Asie du Sud-Est une culture iconographique très aiguisée. Le soin accordé au cadrage, à la lumière, aux couleurs et aux ombres, aux mouvements, et à la question de la mise en scène, m’a particulièrement séduite. C’est un aspect qui se retrouve jusque dans la manière dont les tournages sont organisés : le temps dévolu à l’image est nettement supérieur à celui que nous lui accordons en France. J’ai également la sensation qu’émerge au Vietnam une nouvelle génération de cinéastes, très audacieuse et courageuse dans son geste esthétique. Cela s’explique par le fait que des fonds publics sont apparus dans certains pays d’Asie du Sud-Est (à Singapour et aux Philippines, notamment), qui peuvent soutenir le financement de films vietnamiens. Et peut-être aussi parce que la censure s’est un peu assouplie, bien que deux de mes productions vietnamiennes aient été censurées… Cette tension politique peut agir comme un carburant créatif qui pousse les réalisateurs à être aussi francs et radicaux que possible.
Qu’est-ce qui vous a plu dans Viêt and Nam ?
Le fait d’avoir déjà travaillé avec une partie des producteurs rattachés au film a été un facteur de décision important. Le producteur Lai Weijie, avec qui j’avais travaillé sur Taste, était déjà impliqué au titre de producteur minoritaire. Il m’a aiguillée sur le projet. À la lecture du scénario, j’ai bien sûr été marquée par la nouveauté du regard d’un cinéaste vietnamien sur une guerre beaucoup représentée par le cinéma américain, mais c’est véritablement la tendresse entre les personnages qui m’a attirée. J’ai également été touchée par l’évocation des traumatismes qui se répercutent de génération en génération. D’ailleurs, plusieurs semaines après avoir lu le scénario, quelque chose m’est apparu : Viêt and Nam raconte l’histoire d’un garçon qui cherche la dépouille de son père qu’il n’a pas connu puisqu’il est mort à la guerre avant sa naissance. Je me suis rendu compte que cette histoire faisait écho à celle de ma propre famille. Mon père n’a jamais connu le sien, un soldat mort avant sa naissance car il était parti faire la guerre en Indochine. Il est possible qu’inconsciemment je me sois intéressée à ce film pour son effet miroir avec ma légende familiale.
À quel moment êtes-vous arrivée sur le projet ?
Peu avant que le film participe au marché de la coproduction CineMart à Rotterdam. Le développement était terminé et le scénario abouti. Il n’y avait « plus qu’à » trouver de l’argent en France et à participer à la fabrication du film. Du côté des financements, je dois reconnaître que tout a été assez simple : j’ai obtenu l’Aide aux cinémas du monde avant réalisation, le Fonds Image de la Francophonie de l’OIF (Organisation internationale de la Francophonie) en production, puis le soutien de Normandie Images. Ma société étant normande, j’ai eu accès à l’aide au codéveloppement international que la région propose.
De quelle manière avez-vous accompagné la production ?
La France est l’un des pays qui a levé le plus d’argent sur ce film en participant au financement à hauteur de 25 % environ. Nous avons donc embauché en France une partie de l’équipe de tournage et la quasi-totalité de la postproduction s’est déroulée à Paris. Sur l’aspect artistique, nous avons eu beaucoup de discussions avec le réalisateur concernant le rythme du film. Plusieurs dynamiques s’entremêlent dans Viêt and Nam, puisque c’est l’histoire d’un garçon sur le point de quitter son pays qui prend la décision d’accompagner sa mère chercher la dépouille de son mari défunt. Il fallait donc trouver au montage la meilleure manière de leur donner leur juste place.
Êtes-vous allée sur place lors du tournage ?
Non, d’une part ce n’était pas indispensable donc nous avons préféré épargner à la planète un énième déplacement en avion ! D’autre part, Viêt and Nam n’était pas vu d’un bon œil par les autorités gouvernementales et le film subissait déjà des pressions au moment du tournage. Il est en effet très mal vu de dépeindre les militaires, c’est un geste qui éveille vite le soupçon. Attirer davantage l’attention par notre présence n’aurait pas été très stratégique…
Comment avez-vous fait face à l’interdiction d’exploitation du film au Vietnam ?
Cette situation m’était déjà arrivé sur Taste, donc je n’étais pas surprise. En revanche, un cinéaste aspire toujours à montrer son œuvre à son peuple. Tru’o’ng Minh Quý a donc été gagné par une profonde mélancolie. Mais nous étions préparés à cette éventualité. Viêt and Nam a pris la nationalité philippine pour pouvoir être présenté au Festival de Cannes dans la section Un Certain Regard.
Quelle a été la réaction du réalisateur face à sa sélection cannoise ?
Tru’o’ng Minh Quý est quelqu’un de très modeste. La sélection du film lui a fait une si forte impression qu’il s’est un peu absenté de lui-même pour vivre ce moment. Je pense que sa tournée d’avant-premières en France a eu pour lui un impact personnel plus fort : il a rencontré le public du film et a partagé l’émotion des membres de la diaspora vietnamienne. Nombre d’entre eux ont été touchés par l’histoire de Viêt and Nam qui fait écho à la leur. Ce type de rencontre ne peut pas se faire dans un contexte comme le Festival de Cannes.
D’où lui est venue l’idée d’un film aussi cathartique ?
Le point d’origine de Viêt and Nam est né en 2019, lorsqu’ont été retrouvés à l’intérieur d’un camion frigorifique les corps d’une vingtaine de migrants vietnamiens qui tentaient de se rendre en Angleterre. De là, l’envie est née chez lui d’évoquer cette génération contemporaine qui s’exile. Et il s’est rendu compte que les Vietnamiens qui quittent le pays font le même trajet que ceux qui partaient à la guerre il y a quarante ans. Certaines femmes qui ont perdu leur mari sont aujourd’hui des mères qui perdent leurs enfants. Tru’o’ng Minh Quý a lui-même dû s’installer en Belgique pour exercer son art, et pourtant, il est constamment hanté par le Vietnam. La terre qu’il a quittée pour être réalisateur est la terre qui habite ses pensées et ses œuvres maintenant qu’il est devenu cinéaste. Avec Viêt and Nam, je pense qu’il avait besoin de régler le sort à cet aspect de son histoire.
VIÊT AND NAM
Réalisation et scénario : Tru’o’ng Minh Quý
Photographie : Son Doan
Son : Vincent Villa
Montage : Félix Rehm
Production française : Deuxième Ligne Films
Distribution : Nour Films
Ventes internationales : Pyramide International
Sortie le 25 septembre 2024
Soutiens du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2024)