Qu’est-ce qui a donné l’envie à l’adolescente kényane que vous étiez de devenir cinéaste ?
La visite à 16 ans des locaux d’une chaîne de télé qu’un ami de ma mère développait sans parvenir à obtenir le droit d’émettre à cause du régime du Président Moi (Daniel arap Moi ndlr). Pénétrer dans cette enceinte, prendre conscience du travail des gens en coulisses – dont, pour certains, écrire des histoires et les raconter sous forme de fiction - fut un déclic pour moi. J’avais trouvé ma raison d’être et rien n’allait pouvoir m’en détourner.
Comment ont réagi vos parents ?
Ça a pris un long moment pour qu’ils en prennent conscience. Et je ne suis pas sûre qu’ils aient vraiment réalisé encore aujourd’hui ! (rires) Même si je pense qu’ils sont fiers de moi. A leur demande, j’ai suivi un cursus plus classique en management mais en parallèle, j’ai commencé à prendre des cours du soir en scénario et réalisation. Puis j’ai eu l’opportunité de rejoindre le programme de maîtrise en cinéma et télévision d’UCLA (Université de Californie à Los Angeles). Là, j’ai pu enfin évoluer dans l’univers que je souhaitais et rentrer au Kenya tourner en 2009 mon premier long métrage From a whisper.
Ce film aborde la question du terrorisme. Pourquoi avoir choisi d’évoquer ce sujet très sensible pour vos débuts ?
On m’a approchée pour réaliser un documentaire autour de l’attentat contre l’Ambassade américaine au Kenya en 1988. Mais j’ai voulu traiter ce sujet sous forme de fiction pour essayer de comprendre ce qui avait pu se passer. Je ne crois pas qu’on règlera la question du terrorisme en déclarant la guerre aux terroristes. Mais qu’à l’inverse, il faut tout faire pour dialoguer et tenter de comprendre leurs motivations. Une fiction allait me permettre de creuser plus mes personnages : deux amis proches, musulmans, dont l’un devient kamikaze. Et je tenais particulièrement à ces échanges entre eux autour des raisons pour lesquelles une personne se décide à aller perpétrer un tel geste de violence, radicalement opposé aux valeurs qu’il semblait partager jusqu’ici avec son meilleur ami.
Comment avez-vous vécu cet aboutissement de ce rêve d’adolescente ?
Ce fut assez mouvementé. Car pendant le tournage, j’ai reçu des menaces de gens qui ne voulaient absolument pas que ce film voie le jour. J’étais donc accompagnée en permanence d’un garde du corps. Mais là encore, je suis allée au bout en luttant aussi pour ne pas être intimidée par le sujet que je traitais.
Une situation qui fait écho à celle que vous vivez avec Rafiki…
C’est vrai et pourtant je n’avais jamais fait le rapprochement jusque-là… Rafiki est né tout à la fois d’une suggestion de mon producteur Steven Markovitz - trouver un roman de littérature africaine à adapter – et de mon envie de raconter une histoire d’amour. J’ai alors dévoré pas mal de livres avant d’avoir un coup de foudre pour Jambula Tree. Notamment pour la douceur avec laquelle Monica Arac de Nyeko décrivait la relation entre ses deux héroïnes : deux femmes amoureuses.
On imagine que le financement de Rafiki fut tout sauf un long fleuve tranquille. A quelles réactions avez-vous été confrontée ?
De manière générale, on a cherché à me décourager. Un cinéaste africain respecté m’a même assuré que Rafiki allait ruiner ma carrière et que, plus jamais, je ne pourrais tourner au Kenya. Mais une fois que j’ai une idée en tête, impossible de la déloger. Donc avec mon producteur, on s’est battus, on a essuyé beaucoup de refus - y compris d’associations défendant les droits de l’homme – mais on a gagné à l’usure. Même si ça nous a pris 7 ans !
Est-ce que, selon vous, le fait d’être une femme a rendu ce parcours du combattant plus compliqué ?
Non, c’est vraiment le sujet qui était en cause. Trouver de l’argent est difficile pour un cinéaste africain. Qu’il soit un homme ou une femme n’y change rien. Et encore moins au Kenya où existe une réelle parité entre le nombre de réalisateurs et de réalisatrices.
Rafiki est-il un film politique à vos yeux ?
Non. D’abord parce que je ne suis pas une femme politique. Et ensuite parce que je voulais avant tout ici raconter une histoire d’amour. Même si j’ai conscience qu’en tant que femme, qu’Africaine et que noire, développer cette histoire me place automatiquement sur le terrain politique. Mais à mon corps défendant ! Quand je réalise ce film, je ne fais pas un manifeste.
Avez-vous dû être protégée pendant le tournage comme sur votre premier long ?
Non parce qu’on a essayé d’être le plus discret possible. En particulier sur son sujet. Mais on l’a tourné en toute légalité car le KFBC (Kenya Film Classification Board) nous en a donné l’autorisation après avoir lu le scénario. J’ai été la première surprise de leur décision. Mais sans ce feu vert, nous n’aurions jamais pu tourner au Kenya.
Comment votre pays a-t-il réagi à la sélection cannoise de Rafiki ?
Ce fut un moment très douloureux pour moi. Car juste avant de partir pour Cannes, on a menacé de m’arrêter car ce même KFBC m’a accusée d’avoir menti sur l’autorisation qu’il m’avait accordée. Se faire traiter de menteuse et de criminelle dans le bureau de son directeur - dont le sexe et la position politique influaient forcément sur les propos qu’il me tenait – fut très violent. J’ai donc mal vécu Cannes car au moment où le film était célébré, je redoutais la suite pour moi comme pour ma famille. Alors que je suis persuadée qu’en voyant le film, le KFBC a simplement été embarrassé d’avoir accordé l’autorisation de tournage. Et c’est forcément plus facile de s’en prendre à moi et de me traîner dans la boue que de régler ce dysfonctionnement interne.
C’est pour cela que vous avez décidé de porter plainte contre le KFBC ?
Le KFBC a décidé d’interdire le film parce que selon lui, il promeut illégalement le lesbianisme et heurte les valeurs du peuple kényan. Au point que quiconque surpris en train de le regarder peut être arrêté sur le champ. Sauf que la loi qu’ils ont utilisée pour censurer ainsi Rafiki remonte à l’ère coloniale et que la Constitution kenyane, votée voilà seulement 8 ans, garantit la liberté d’expression. Personne ne s’était référé à elle pour intenter un procès jusqu’ici. Nous l’avons fait, certains d’être dans notre bon droit.
Et où en êtes-vous aujourd’hui ?
Le processus va être long mais on a gagné un premier combat : la Justice a reconnu que notre plainte était recevable. On peut donc continuer à se battre pour la liberté d’expression et de création.
Rafiki de Wanuri Kahiu
Le film, produit par Big World Cinema et Afro Bubblegum Production - distribué par Météore Films - a reçu l’aide aux cinémas du monde (2014) du CNC ainsi que les aides sélectives à la distribution (aide au programme, 2018)