Wissam Charaf : « Je raconte dans mes films ce que je ne peux pas faire en news, en télévision »

Wissam Charaf : « Je raconte dans mes films ce que je ne peux pas faire en news, en télévision »

26 avril 2023
Cinéma
« Dirty, Difficult, Dangerous »
Clara Couturet et Ziad Jallad dans « Dirty, Difficult, Dangerous » JHR Films

Dans son nouveau long métrage Dirty, Difficult, Dangerous, le cinéaste, également journaliste, dépeint les amours contrariées d’Ahmed, réfugié syrien, et de Mehdia, femme de ménage éthiopienne, à Beyrouth. Un film qu’il a tourné entre la Corse et le Liban. Entretien.


Reporter notamment pour la chaîne Arte, vous avez couvert de nombreux conflits. De quelle manière votre expérience de journaliste vous aide-t-elle dans votre pratique du cinéma ?

Le fait de faire du « news » m’a appris à tourner très vite. Je tourne beaucoup plus rapidement que d’autres réalisateurs. Je travaille donc avec des équipes qui tournent vite eux aussi et j’essaie de faire de belles choses sans perdre de temps. Non pas parce que j’aime ça, mais parce qu’avec nos budgets on dispose de très peu de temps. Je répète donc beaucoup en amont. Et, sur le plateau, comme le temps est compté, on s’arrête après une bonne prise. Sur le plan de l’écriture, le journalisme nourrit énormément. Dans ce film, il est question de réfugiés syriens. Si je n’avais pas réalisé des dizaines de reportages sur des réfugiés syriens, je n’aurais pas pu alimenter autant les scènes. Esthétiquement, en revanche, c’est l’inverse. Le journalisme est fait dans l’urgence et place la question esthétique au second plan. L’information prime, le beau est facultatif contrairement au cinéma. Je raconte donc dans mes films ce que je ne peux pas faire en news, en télévision. On ne peut pas raconter toute l’absurdité des situations, les jointures, les détails, dans un reportage grand public de deux minutes diffusé au JT entre la météo et le sport.

Est-ce possible de s’affranchir totalement de son regard de reporter ?

Dans le film, je lance une petite pique à ce monde auquel j’appartiens la moitié du temps. Je montre l’absurdité qu’il y a à faire du news : débarquer sans connaître la langue, avoir de grandes idées, mais la réalité est beaucoup plus complexe et riche que cela. Je traite ce sujet par l’absurde, c’est ce que je fais de mieux. J’ai tendance à éviter la frontalité, le drame. Passer ainsi par la comédie, le burlesque, le décalage doit être une forme de mécanisme d’évitement. Cela vient peut-être du fait que j’ai suffisamment affronté la douleur dans ma vie de Libanais, depuis l’enfance, où la guerre a commencé [Wissam Charaf est né à Beyrouth en 1973, NDLR], jusqu’à l’âge adulte, à 18 ans, où elle n’était pas encore finie ! En conséquence, j’essaie de faire en sorte que ma vie et mes films ne soient pas un long lamento sur les malheurs du monde. Mais tout cela est instinctif : je ne cherche pas consciemment à faire un cinéma décalé. Je n’ai pas fait d’études de cinéma, ni de journalisme d’ailleurs, j’ai tout appris sur le tas.

De quelle façon ?

J’ai appris le cinéma en regardant des films. Quand je suis arrivé à Paris, j’ai découvert le cinéma grâce à un ami qui détenait une incroyable collection de films. J’ai découvert Robert Bresson, Tsai Ming-liang, Joao Cesar Monteiro… Le lendemain de mon arrivée, cet ami m’a emmené voir Othon de Jean-Marie Straub. Je restitue ces influences en faisant parfois du cinéma « à la manière de », mais c’est comme le ton : c’est instinctif, jamais réfléchi. J’ai aimé la façon dont Bresson filme les mouvements et les scansions mais aussi le décalage de Carpenter dans son approche de la science-fiction. J’ai aimé la manière dont Monteiro filme la folie. J’ai aimé la froideur des situations chez Kaurismäki. Je pioche chez chacun ce que j’aime chez lui.

Le fait de faire du « news » m’a appris à tourner très vite.

Vous avez tourné le film entre la Corse et le Liban… Pourquoi ?

Nous avons tourné en Corse à Bastia et Corte pour des questions de production : Bastia pour les intérieurs de l’appartement ; Corte, pour l’hôpital. Les scènes de rues ont été tournées à Beyrouth. Et celles dans le camp de réfugiés à la frontière libano-syrienne. Le tournage en Corse a nécessité quelques acrobaties : il fallait faire attention au mobilier urbain, aux pancartes, à tout ce qui pouvait casser l’illusion… On était obligés de tourner les scènes de rues au Liban : là-bas les rues sont tellement bordéliques qu’elles sont inimitables ! (Rires.) De la même manière, le camp syrien était compliqué à répliquer. L’atmosphère qui y règne (les fantômes, la souffrance des populations…) est impossible à reproduire. On a tourné avec de vrais réfugiés. Les figurants sont des habitants du camp. Ils vivent dans un ennui extrême et étaient heureux que quelque chose s’y passe ! Cette situation a beaucoup touché nos acteurs syriens, qui pour la plupart avaient fui la guerre en Europe. Certains d’entre eux voyaient des réfugiés syriens pour la première fois. Ils étaient émus de faire connaissance avec ces gamins, de voir ce qui restait de ce pays qu’ils ont perdu.

 

Le film a bénéficié du Fonds d’urgence pour le Liban, un dispositif lancé par le CNC en faveur des professionnels libanais à la suite de l’explosion du 4 août 2020. En quoi ce soutien vous a-t-il aidé ?

C’est simple : ce fonds a fait basculer le film de « non faisable » à « faisable ». Il s’agissait d’une petite somme, mais nous travaillons sur des budgets tellement minuscules que cela se joue à peu. Grâce à ce soutien, quelque chose d’infilmable devient soudain filmable.

Le tournage en Corse a nécessité quelques acrobaties : il fallait faire attention au mobilier urbain, aux pancartes, à tout ce qui pouvait casser l’illusion…

Comment avez-vous composé votre casting ?

Dirty, Difficult, Dangerous est un film libanais multiculturel : un joyeux mélange de Libanais, d’Éthiopiens et de Syriens. Il dépeint une lutte des classes permanente dans un pays où tout le monde se déteste. Chacun est occupé par sa misère et personne n’a le temps d’aimer. Il existe énormément de films dramatiques sur les réfugiés, qui sont souvent des tire-larmes. Je me suis dit que j’allais trouver le plus beau réfugié syrien et la plus belle Éthiopienne aux regards doux et mélancoliques, et que leur beauté allait exploser tout ce qu’il y a autour d’eux ! Ce casting, c’était une vraie affirmation, un choix politique ! Par ailleurs, nous avons beaucoup travaillé la lumière dans laquelle baignent les personnages. Une lumière parfois irréelle. Cette lumière renvoie vers le spirituel, le biblique. Mais il n’y a pas de salvation, Dieu reste silencieux. Quelque part, Dieu a oublié le Liban. Ce pays est devenu un lieu de perdition où personne n’aime personne.

Dirty, Difficult, Dangerous

Réalisation : Wissam Charaf
Scénario : Wissam Charaf, Mariette Désert et Hala Dabaji
Avec : Clara Couturet, Ziad Jallad, Darina Al Joundi, Rifaat Tarabey…
Photographie : Martin Rit
Production : Aurora Films (Charlotte Vincent, Katia Khazak)
Coproduction : IntraMovies, Né à Beyrouth Films
Distribution : JHR Films

En salles le 26 avril 2023

Soutien du CNC : Fonds d'urgence Liban, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2022), Aide à l'édition vidéo (aide au programme 2022), Aide à la création de musiques originales