Quel a été votre parcours avant ce premier long métrage ?
Yasmine Benkiran : J’ai grandi au Maroc. Après mon baccalauréat, je suis venue à Paris poursuivre mes études en classe préparatoire littéraire. Au fond de moi, je crois avoir toujours eu envie d’écrire mais j’ai mis du temps à m’ôter de la tête l’idée qu’il fallait forcément être un génie pour le faire. Tout a changé quand j’ai enchaîné un stage chez CinéCinémas, puis cinq ans dans une société de production, la Compagnie des Phares et Balises (CPB Films). C’est vraiment là que je me suis rendu compte qu’écrire était un travail qui nécessitait un apprentissage. Ça m’a permis de casser le mythe et de m’autoriser à me lancer. J’ai commencé par être scénariste pour la télévision et le cinéma, j’ai écrit un podcast sur Alice Guy. Puis je suis passée à la réalisation en 2018 avec un court métrage, L’Heure d’hiver. Je n’ai pris aucun plaisir sur le plateau car tout avait été très compliqué. C’est pourquoi, quand j’ai commencé à écrire Reines à l’atelier scénario de la Fémis, je ne pensais pas réaliser le film. Jusqu’au moment où j’ai ressenti pour la première fois cette fameuse nécessité dont parlent les cinéastes. J’avais trop d’images fortes en tête pour laisser quelqu’un d’autre mettre en scène cette histoire !
Quelles étaient ces premières images ?
L’envie de départ de Reines tient en trois mots : trois femmes, un camion, les routes marocaines, que j’ai beaucoup sillonnées enfant avec ma mère. Lorsque j’ai commencé à écrire, le projet penchait plus ouvertement vers la comédie qui, au final, n’apparaît plus que par touches. Mais l’idée centrale, elle, est restée intacte : filmer le Maroc en bousculant les étiquettes, en m’amusant à faire d’un camion, généralement associé à un univers masculin, un outil d’émancipation féminine. S’amuser ainsi avec les étiquettes signifiait aussi pour moi jouer avec les genres cinématographiques en mêlant film d’aventures, comédie, film de cavale, film fantastique jusqu’à flirter avec le cartoon ! Avec la volonté affirmée de sortir ainsi d’un cinéma arabe naturaliste et social. Celui avec lequel j’ai grandi à Rabat et dans lequel je ne me retrouvais pas car mes goûts me portaient plus vers Indiana Jones ! À l’âge où on met des posters dans sa chambre, j’ai manqué de modèles arabes, de figures fortes et inspirantes avec du panache. C’est en partie pour remédier à cela que j’ai imaginé les personnages de Reines et leurs aventures.
L’idée de cette mère qui s’échappe de prison pour récupérer sa fille confiée aux services sociaux a constitué la pierre angulaire de votre écriture ?
Zineb est en effet la première qui a existé dans ma tête. Un pur produit de Casablanca pour son côté explosif. Je savais que son énergie allait contaminer le récit tout en créant du danger. Elle est toujours sur un fil, même si on ne sait jamais vraiment comment elle a basculé dans l’illégalité. Je la trouve aussi inspirante que complexe. Elle est tout sauf aimable au premier abord. Cela a d’ailleurs dérangé certains de mes interlocuteurs, tant au moment de l’écriture que dans la phase de montage. Mais je n’ai jamais transigé sur ce point. Je voulais qu’on mette du temps à l’aimer. Assez vite aussi, j’ai souhaité qu’elle ait un enfant. Car j’aime le cinéma mélancolique et onirique de l’enfance. En imaginant sa fille, Inès, j’avais en tête Ana Torrent dans L’Esprit de la ruche et Cría cuervos. Je voulais distiller à travers ce personnage du conte et du fantastique. Quant à la troisième composante du trio de Reines, Asma, la conductrice du camion, elle est arrivée la dernière pour me permettre de mieux structurer le récit avec un parcours beaucoup plus classique d’émancipation.
Vous évoquiez Cría cuervos et L’Esprit de la ruche, mais impossible de ne pas penser aussi à Thelma et Louise devant les aventures de vos héroïnes…
J’assume pleinement ces références. Mais la plus essentielle fut pour moi Un monde parfait de Clint Eastwood. C’est cette relation entre un enfant et un personnage de bandit au grand cœur lui-même évadé de prison qui a le plus nourri mon écriture. L’influence de Thelma et Louise fut plus tardive. Elle s’est développée au fur et à mesure de l’évolution du scénario, quand la rage que porte en elle Zineb s’est précisée avec cette idée de vouloir proposer un autre type de figure féministe dans le cinéma arabe.
Reines a notamment bénéficié de l’aide aux cinémas du monde du CNC. Comment avez-vous trouvé les autres sources de financement ?
J’ai eu la chance de rencontrer dès ma sortie de l’atelier scénario de la Fémis Jean des Forêts, qui a tout de suite eu envie de le produire. Malgré tout, le film a mis du temps à réunir ses financements. Et ce pour plein de raisons différentes. Reines est un film en arabe sans comédiens « bankables » car je ne voulais pas d’acteurs connus mais parlant arabe avec un accent français. Cela aurait constitué un contresens vis-à-vis des personnages que j’avais écrits. Ce parti pris n’a pas aidé car le film coûtait cher, notamment du fait de ses nombreuses scènes de course-poursuite en camion. Sans compter qu’à cause de la langue, on ne rentrait pas dans les cadres de financement classique en France. Il a fallu trouver des coproducteurs internationaux. Et là où un film « classique » tourne autour de six sources de financement, Reines en a nécessité 25, avec à chaque fois un dossier de 100 pages à constituer.
Pourquoi avoir choisi comme directeur de la photographie Pierre Aïm ?
Pierre est arrivé très tôt sur le projet. Reines est un film complexe d’un point de vue technique et nécessitait un chef opérateur avec une grande expérience. Parmi tous les films majeurs sur lesquels il a travaillé, j’avais été particulièrement impressionnée par Le Caire confidentiel de Tarik Saleh, un pur polar noir filmé avec une judicieuse utilisation de la caméra à l’épaule. De plus, je savais que c’est quelqu’un d’humainement délicieux, ce qui comptait beaucoup pour moi après la mauvaise expérience vécue sur mon court métrage. Dans l’aventure que constitue un tournage, c’est toujours mieux d’éviter les batailles d’ego ! Pierre a une carrière incroyable et c’est précisément ce qui le rend autant à l’écoute des autres, en soutien permanent.
Concernant la musique, vous avez fait appel à Jozef van Wissem, le compositeur d’Only lovers left alive de Jim Jarmusch… Pourquoi ce choix ?
Là aussi, je l’ai contacté très en amont. Dans ma famille, la musique, c’est un peu une religion ! (Rires.) J’ai commencé le solfège à 3 ans et c’est la musique qui m’a amenée au cinéma. Grâce à Ry Cooder qu’écoutait mon père, j’ai découvert Paris, Texas. Même chose pour Ryûichi Sakamoto ou Goran Bregovic avec les films de Bertolucci, Almodóvar et Kusturica. Je sais que beaucoup de réalisateurs ont pour obsession d’avoir la musique la plus discrète possible pour accompagner leurs images. Moi, c’est l’inverse. Comme réalisatrice ou comme spectatrice, quand j’ai aimé un film, j’adore écouter la BO en boucle !
Qu’aviez-vous en tête pour Reines ?
Je voulais une tonalité musicale qui lui donne une couleur et que cette musique soit extrêmement présente. J’avais vu et adoré Only lovers left alive, tourné pour partie à Tanger et j’avais été frappée par la musique tout à la fois lyrique, rock et orientale… exactement ce que je recherchais. Comme je n’arrêtais pas de faire écouter cette BO à Guillaume Baurez, le superviseur musical du film, nous avons fini par envoyer le scénario à Jozef van Wissem. Nous l’avons rencontré lors d’un de ses passages à Paris. Il a accroché au scénario et a accepté. Jozef travaille avec un luth classique du XVIe siècle, qu’il customise en le transformant en luth rock avec des traits gothiques. Je lui ai demandé de composer plusieurs morceaux en amont du tournage pour trouver la tonalité du film et chorégraphier plusieurs scènes avec sa musique diffusée sur le plateau. Comme un ballet. Mais son travail ne s’est pas arrêté là. Nous avons continué à chercher ensemble jusqu’au montage. Je pense notamment au thème qui ouvre et clôt le film où, contrairement à ce que je croyais, sa première proposition ne fonctionnait pas sur les images montées. Jozef a débloqué la situation en me disant que ce que je voulais – sans en avoir conscience – c’était du Satie. Il a donc imaginé des variations autour de Satie et soudain, ce fut une évidence ! Il a aussi fait face à de nombreux défis comme la course-poursuite qui débute par des percussions, qu’il n’avait jamais utilisées jusque-là. Son apport a été essentiel au film.
Comment ce road-movie féministe a-t-il été perçu au Maroc ?
Reines a connu sa première au festival de Marrakech. Des spectateurs applaudissaient à la fin des scènes, criaient des conseils aux personnages… J’avais l’impression d’être à Bollywood ! Une expérience collective inouïe. Je n’aurais pas pu rêver mieux car j’ai fait ce film pour susciter ces émotions-là, dans le rire comme dans les larmes. Ce moment a donné le ton des avant-premières qui ont suivi, où j’ai découvert que des gens revenaient voir le film une fois, deux fois, trois fois, de ville en ville. C’est fou de vivre ce type d’expériences pour son premier long métrage.
REINES
Réalisation et scénario : Yasmine Benkiran
Photographie : Pierre Aïm
Montage : Julie Lena, Florence Bresson et Stéphan Couturier
Musique : Jozef van Wissem
Production : Petit Film, Need Productions, Deuxième Ligne Films, Mont Fleuri, KeyFilm
Distribution : Moonlight Films Distribution
Ventes internationales : Kinology
Sortie en salles : le 15 mai 2024
Soutiens du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au film par film 2024), Aide à la création de musiques originales
Yasmine Benkiran a également bénéficié de l'Aide au parcours d'auteur du CNC en 2022.
