Homme de l’ombre, il aura œuvré toute sa vie pour faire rayonner le cinéma. Sur le plateau d’Apostrophes en décembre 1985, alors que Bernard Chardère vient présenter son ouvrage sur les frères Lumière (Au pays des Lumière), Bernard Pivot le présente ainsi : « Professionnel de cinéma : directeur de l’Institut Lumière de Lyon, journaliste, producteur, réalisateur, animateur, éditeur, et j’en oublie sûrement… ». Bernard Chardère ou l’homme-orchestre du septième art.
Ce soir-là, celui qui a fondé en 1952 avec quelques amis « khâgneux » la revue Positif, et trente ans plus tard l’Institut Lumière, croise le fer avec un autre spécialiste du cinéma, Léo Sauvage, autour des véritables origines du cinématographe. Chardère, fervent défenseur des célèbres frères lyonnais, « qui ont non seulement conçu un appareil qui a lancé le cinéma, mais a permis sans discontinuer d’enregistrer, d’imprimer et de projeter (des images en mouvement) » s’oppose au second, partisan d’une mise en avant des scientifiques ayant contribué à mettre au point les futurs appareils de prises de vues, comme Étienne Jules Marey ou Thomas Edison. L’intérêt n’est pas tant de savoir qui a raison mais de constater qu’il y a près de quarante ans, cette joute verbale entre spécialistes – arbitrée notamment par un Jean-Luc Godard hirsute – pouvait avoir lieu à la télévision française à une heure de relative grande écoute.
Un esprit Positif
Bernard Chardère est né en 1930 à Saint-Rambert-en-Bugey dans l’Ain, quelques kilomètres au nord-est de Lyon, sa ville de cœur, sa terre d’élection, mieux, son bastion cinéphile. « Mes parents étaient des paysans, plus précisément des bouchers de Saint-Rambert et moi, j’étais un petit garçon tout à fait classique. J’ai quitté le Bugey dès mes 14 ans pour aller suivre mes études chez les curés dans la Loire », détaillait l’intéressé dans les colonnes du Progrès l’année de ses 90 ans. De cette éducation « rigide », il se forge, en réaction, un esprit libre et volontiers frondeur. C’est dans la Cité des Gones que lui et quelques amis du lycée du Parc fondent, en 1952, la revue Positif dont il sera le premier rédacteur en chef : « Je voulais démontrer qu’à l’image des siècles passés, les films avaient aussi une histoire, une esthétique et pouvaient soutenir la comparaison, confiait-il à Thierry Frémaux en 1989, dans le cadre d’un article sur la revue. Nous, nous étions un peu naïfs et juvéniles, mais plus encore scandalisés de ne pas voir le cinéma pris au sérieux. Il y avait d’importantes revues de lettres, de musique, mais pas de cinéma. Je crois qu’il y avait aussi quelques revendications d’identité provinciale ; oui, nous voulions exister dans une grande ville autre que Paris. »
Paris siège des Cahiers du cinéma, la revue « rivale ». À l’approche purement esthétique des films par Truffaut, Godard et consorts, les plumes de Positif privilégient la vision politique des auteurs. Si les disciples d’André Bazin font école, théorisent avant de passer à l’action en devenant eux-mêmes cinéastes, c’est moins vrai au sein des rangs de Positif. Cela n’a pas empêché les deux camps de se jauger à distance. « Nous avons fait des listes, un peu exagérément, admettait Bernard Chardère en 1989. Aujourd’hui, les haines et les allergies se sont atténuées. Nous, nous voulions dire que c’était difficile d’aimer en même temps Buñuel et Rossellini. C’était une question de famille et d’appartenance intellectuelle. Nous voulions juger, par oui ou par non. Évidemment, nous avons fait quelques erreurs. » Le compagnon de route, Michel Mardore, également de l’aventure inaugurale de Positif explique : « … J’étais bien d’accord avec l’esprit frondeur qui se dégageait de tout ça. Il y avait chez quelqu’un comme Chardère une intelligence de l’écriture alliée à une intelligence de la pensée politique. »
L’invention du futur
Adepte d’une décentralisation de la culture, Bernard Chardère a toujours préféré l’ancrage lyonnais aux sirènes parisiennes. Et tant pis s’il fallait pour cela laisser s’échapper « sa » revue. Il était un spécialiste de Louis et Auguste Lumière, dont il aura largement contribué, avec l’aide de sa compagne Alice Yotnahparian, à une pleine reconnaissance via notamment la création de la Fondation nationale de la photographieen 1978 puis de l’Institut Lumière en 1982. Un institut devenu un temple de partage, de débats, de recherches et d’archives. Il était également le poumon du festival du même nom, lancé en 2009 par Thierry Frémaux et Bertrand Tavernier. Depuis 2012, le festival remet le prix Bernard Chardère à « un critique et auteur, une personnalité marquante du cinéma ». Récipiendaire du prix en 2016, Michel Ciment, figure de proue de Positif depuis de nombreuses années, expliquait : « Il y a longtemps, j’ai acheté les premiers numéros de Positif à prix d’or, et pendant longtemps je me suis demandé lorsque j’écrivais un article pour la revue : qu’est-ce que Bernard [Chardère] en penserait ? ». Preuve d’une aura qui ne s’est jamais démentie avec le temps.
Il y avait aussi le Chardère-cinéaste, auteurs de plusieurs films dont les courts métrages : Autrefois les canuts (1959) ou Comme un des beaux-arts (1960) et l’historien-écrivain, à l’origine notamment d’un travail passionné sur Jacques Prévert dont il fut proche. Dans l’hommage rendu par l’Institut Lumière à Bernard Chardère, on peut lire en guise de conclusion : « Cette existence dit aussi ce que furent les gens de sa génération : des combattants d’une culture dont ils ont pensé sans relâche, et malgré les désillusions, qu’elle avait sa place dans la construction de la société et l’invention du futur. » La cinéphilie a assurément perdu l’un de ses maîtres.