Après l'Afghanistan (Ni le ciel ni la terre), la taïga de Sibérie (Braguino) et l’opéra (Les Indes galantes), pourquoi avoir choisi un quartier populaire de Paris pour votre retour à la fiction ?
Mon imaginaire est tourné vers les grands espaces, les espaces naturels, et j'aime faire des détours pour parler de choses proches de moi en allant les chercher dans des endroits qui me sont a priori éloignés. Là, j'avais envie de confronter mon imaginaire à la ville, dans un quartier que je connais bien, ou en tout cas que je croyais bien connaître. Le scénario de Goutte d’Or est né de mon désir de filmer ce quartier du nord de Paris et le personnage de Ramsès [Karim Leklou].
Vous avez vécu à la Goutte d’Or. Comment était-ce de tourner un film presque en bas de chez vous ?
Oui j’ai vécu dans le quartier. Je vis désormais une partie de l’année à Berlin, mais quand je suis à Paris, je n'habite pas très loin. Beaucoup de gens qui ont travaillé sur le film étaient également proches du quartier, ou y vivaient. J’ai découvert la joie d'arriver sur un plateau à vélo ou à pied, et non pas comme sur le tournage de Braguino où je devais prendre un hélicoptère pour retrouver mes personnages. (Rires.)
Que vouliez-vous raconter à travers ce lieu ?
Dans le film, le quartier agit un peu comme une fausse piste. Au début, on croit assister à une sorte d’enquête sociologique, mais en fait l'idée était de saisir l’énergie d'un ici et maintenant qui, probablement, ne sera plus du tout le même dans quelques années. Au-delà du quartier de la Goutte d'Or, qui lui-même résiste pas mal, le film parle plus largement de tout ce secteur qui va jusqu’à la porte de la Chapelle et la Plaine Saint-Denis. Et cet axe-là bouge énormément avec de grands mouvements d'urbanisme assez violents, voire brutaux. Je sais que je filme des lieux qui dans cinq à dix ans n’existeront plus. On se branche sur ce temps, sur cette énergie-là et on essaie d'en saisir quelque chose tout en croisant la trajectoire du personnage que j'ai envie de filmer. Il y a des aspects très documentés dans le film, très précis, notamment la partie qui concerne les enfants, et d'autres qui sortent totalement de mon imagination.
La Goutte d'Or, c’est un quartier qui peut sembler enclavé mais en même temps qui ouvre une porte sur le monde…
Oui, c'est un quartier qui accueille des communautés très différentes. On change d’univers d'une rue à l’autre, c'est passionnant. Quand on s’y installe pour un tournage, on croise tous les jours quelqu’un qui nous dit : « La Goutte d’Or, c’est moi. » C'est aussi ce qui fait la personnalité du quartier et sa complexité. Pour y tourner, il faut construire, parler avec tout le monde, s'apprivoiser mutuellement. Un quartier avec une personnalité aussi forte, diverse et complexe demande beaucoup de temps de préparation pour pouvoir s’y installer, sortir la caméra et faire en sorte que tout se passe bien.
Comment fait-on pour tourner dans un tel quartier ?
Personne ne tourne sans être accepté par le quartier, et ce à tous les niveaux. Le commissariat, les bandes locales, les petits commerçants, etc. Ça nous a pris deux mois de travail, on a intégré des figurants issus du quartier, et même donné des petits rôles à certains. On a fait beaucoup de rencontres et ça nous a permis de nourrir le film. Il y a eu des aspects plus compliqués, il a fallu négocier des choses, mais ça fait partie du jeu…
Parmi les lieux importants du film, il y a ce square où squattent les enfants, et le chantier. Pourquoi ces choix ?
On n'a pas tourné dans le square de la Goutte d'Or lui-même, pas du tout adapté en termes de mise en scène, mais dans un autre square pas très loin. Cette partie du film a d’ailleurs une dimension documentaire. Car c’est au moment où je commençais à écrire le scénario que des bandes de jeunes venus de Tanger ont atterri dans le square de la Goutte d'Or pour plusieurs étés. Je les ai incluses très tôt dans le film : le personnage de Ramsès avait besoin d’un antagonisme, d’un phénomène, de quelque chose qui puisse le mettre en crise, le dérégler, le sortir de son système. Le chantier, je l'avais imaginé à l’écriture et il se trouve que celui qui avait ouvert porte de la Chapelle correspondait exactement à ce dont j’avais besoin. Il permettait de raconter les changements traversés par le 18eme, qui est l’un des derniers arrondissements populaires de Paris.
Des films vous ont-ils inspiré pour Goutte d’Or ?
J’ai adoré Good Time des frères Safdie, l’une de nos références avec mon producteur, Jean-Christophe Reymond, dans le genre film urbain où l’on suit un personnage qui fuit sur un temps assez court. Mais il s’agit d’un vrai thriller, ce qui n'est pas le cas de Goutte d’Or, même si le film flirte un peu avec les codes du polar, comme avec ceux du film social ou de l’enquête sociologique. Parmi les œuvres qui m'ont inspiré, il y a aussi les premiers Pasolini, Accattone et Mamma Roma : ils ont su saisir des quartiers populaires de Rome désormais disparus, où l'on ne parlait même pas italien mais en dialecte romain. Cette idée de sauvegarde me semblait vraiment intéressante.
Goutte d’or
Réalisation et scénario : Clément Cogitore
Production : Kazak Productions, France 2 Cinéma
Distribution : Diaphana
Ventes internationales : MK2
Sortie en salles : 1 mars 2023
Soutien du CNC : Soutien au scénario (aide à l’écriture), Avance sur recettes avant réalisation, Aide à la création de musiques originales, Aide à l’édition vidéo (aide au programme éditorial)