Dans les années 40 et 50, son nom, accolé à celui de son complice Pierre Bost, était synonyme d’une « tradition de la qualité ». Était-ce un mal ou un bien ? Un bien, évidemment, pour les millions de spectateurs qui se pressaient régulièrement devant les films écrits par le tandem, qu’ils soient réalisés par Claude Autant-Lara (La Traversée de Paris, L’Auberge rouge, Le Diable au corps…), Jean Delannoy (La Symphonie pastorale, Notre-Dame de Paris, Chiens perdus sans collier…) ou René Clément (Jeux interdits, Gervaise…). Mais un mal, également, aux yeux de François Truffaut, qui voua aux gémonies le travail d’Aurenche et Bost dans un article fameux, « Une certaine tendance du cinéma français », publié dans Les Cahiers du Cinéma en 1954, qui dénonçait l’académisme d’un cinéma amoureux des bons mots et du confort des studios, et fut l’une des étincelles à l’origine de la Nouvelle Vague. Près de soixante-dix ans après ce brûlot, l’héritage d’« Aurenchébost » a été largement réhabilité, sous l’impulsion de Bertrand Tavernier qui, en une sorte de contre-offensive, demanda aux deux scénaristes d’écrire son premier film, L’Horloger de Saint-Paul, en 1974. Un choix qui avait valeur de manifeste.
Né en 1903 à Pierrelatte, dans la Drôme, Jean Aurenche débute sa carrière dans la publicité, aux côtés de Jean Anouilh et de Paul Grimault. Ses rencontres parisiennes vont l’amener à fréquenter les cercles surréalistes et anarchistes, Jacques et Pierre Prévert, Louis Aragon, André Breton, Jean Cocteau, le groupe théâtral Octobre, ou encore Max Ernst, qui devient son beau-frère. Après l’écriture de comédies comme Vous n’avez rien à déclarer ? ou Les Dégourdis de la 11ème, il signe le scénario d’Hôtel du Nord, de Marcel Carné, en 1938, sur des dialogues d’Henri Jeanson.
C’est sous l’Occupation que sa carrière décolle réellement. En 1943, Douce, de Claude Autant-Lara (son cinéaste « fétiche ») le voit collaborer pour la première fois avec Pierre Bost, en compagnie de qui il signera une trentaine de films. Les deux hommes imposent ici un ton satirique, mordant, une sensibilité anarchiste. Dans l’entrée qu’elle leur consacre dans le Dictionnaire du cinéma populaire français, l’historienne Ludivine Bantigny note à propos de Douce : « D’un roman à l’eau de rose dans le plus pur style de la presse du cœur, signé de Michel Davet, Aurenche et Bost font une satire sociale assez féroce des rapports entre maîtres et serviteurs dans un milieu aristocratique. Plutôt anarchistes, ils introduisent dans ce récit une critique sociale au vitriol, teintée d’une forme de lutte des classes : l’institutrice et l’intendant chassés injustement par le sieur de Bonafé campent les figures allégoriques de leur engagement. »
Le tandem ne tarde pas à se faire une spécialité des adaptations littéraires : Stendhal (Le Rouge et le Noir), Hugo (Notre-Dame de Paris), Zola (Gervaise, d’après L’Assommoir), Gide (La Symphonie pastorale), Radiguet (Le Diable au corps), Simenon (En cas de malheur), Colette (Le Blé en herbe), Marcel Aymé (La Jument verte)… La question du rapport à la littérature sera d’ailleurs centrale dans les attaques de Truffaut, qui souligne dans « Une certaine tendance du cinéma français » que Bernanos a refusé le scénario qu’ils ont tiré du Journal d’un curé de campagne, pour mieux opposer leur travail à celui de Robert Bresson.
Au sein du duo qu’il forme avec son complice, Aurenche a tendance à se concentrer sur la structure des histoires, tandis que Bost s’occupe des dialogues. Mais les rôles ne sont pas immuables, et l’écriture est surtout envisagée comme un échange : « Pour moi, un scénario ne peut se faire qu’en parlant, expliquera Aurenche dans La Suite à l’écran, recueil d’entretiens publié peu de temps après sa mort. D’abord, trois, quatre heures de conversations, de discussions ininterrompues sont nécessaires pour se mettre dans un état second. Une conversation très soutenue, très attentive, qui vous place, au bout d’un certain temps, comme sous l’emprise d’une drogue. Alors des portes s’ouvrent, des idées, des images surgissent. Un scénariste est une sorte de voyant. »
Dans les années 60, alors que la Nouvelle Vague triomphe (et les préceptes truffaldiens avec elle), l’étoile d’Aurenche et Bost pâlit, même si les succès sont toujours là (Paris brûle-t-il ?, 1966), et s’ils font preuve d’une véritable capacité à réagir à l’air du temps, en signant pour Autant-Lara des films se penchant sur des sujets brûlants ou polémiques, comme l’objection de conscience (Tu ne tueras point, 1963) ou la contraception et l’avortement (Journal d’une femme en blanc, 1965).
En 1974, c’est le retour en grâce, avec L’Horloger de Saint-Paul, d’après Simenon. Le début d’une deuxième carrière, dont Pierre Bost, qui meurt en 1975, ne profitera que brièvement. Jean Aurenche, lui, poursuit sa collaboration avec Tavernier avec Que la fête commence, Le Juge et l’Assassin, Coup de torchon (d’après Jim Thompson). Il reçoit trois César du meilleur scénario, en 1976 pour Que la fête commence, en 1977 pour Le Juge et l’Assassin, et en 1983 pour L’Étoile du Nord de Pierre Granier-Deferre, de nouveau adapté de Simenon. Des récompenses qui sont une manière d’adoubement tardif, par un cinéma français de nouveau déterminé à louer les vertus de la « qualité ». Jean Aurenche, « écrivain de cinéma » (pour reprendre le titre du beau documentaire que lui ont consacré Alexandre Hilaire et Yacine Badday), meurt le 29 septembre 1992, à 88 ans. En 2002, son souvenir sera de nouveau revivifié par Bertrand Tavernier dans Laissez-passer, qui racontait son parcours durant l’Occupation, son goût de la subversion, sa soif d’écriture et de liberté. Post-mortem, sous les traits de Denis Podalydès, le scénariste traversait le miroir et devenait un héros de cinéma.