Au sortir des multiples confinements dus à la pandémie de Covid-19, alors que les cinéphiles, groggy, ne savaient plus très bien comment appréhender l’art des images en mouvement, Jean-Louis Comolli signait un « petit livre jaune » : Une certaine tendance du cinéma documentaire (Verdier, 2021). Jean-Louis Comolli y déployait une exaltation raisonnée du pouvoir illimité du cinéma et un rappel de la nécessité de se retrouver à nouveau, ensemble, face au grand écran.
« Les amoureux du cinéma, filles comme garçons, ont la chance, dès que la projection commence dans une salle obscure, de se trouver pris dans un leurre, sujets participants d’une illusion ». Comolli ne s’arrêtait pas là. Il mettait immédiatement en garde ses lecteurs et ses lectrices, trop prompts à se satisfaire d’une vision béate des choses : « (…) C’est une chance vite contrariée : une vague conscience du cadre, la matérialité de l’écran, le fait sensible de la projection, notre présence dans la salle, viennent sans cesse tenter de nous sortir du rêve projeté. Une place qui demande une gymnastique sensorielle et mentale. »
Rapport au tangible
On l’aura compris : pour cet homme, décédé le 19 mai d’une « longue maladie » à l’âge de 80 ans, le cinéma impliquait de la part de chacun un engagement, à la fois moral, intime, psychique et surtout physique. Récemment Jean-Louis Comolli, lecteur passionné, évoquait au micro de France Culture sa découverte de l’essai Théorie du drone de Grégoire Chamayou (La Fabrique, 2013). Il y est question de la mutation des méthodes de combat. La guerre est devenue « abstraite », la « mort se joue à distance » où les hommes, invisibles entre eux, se battent par machines interposées. « L’ennemi n’est plus qu’une silhouette ! » semblait déplorer Comolli. Il évoquait dans la foulée les grands romans de son enfance - Ivanhoé, Les Trois Mousquetaires... - et avec eux cette notion de bravoure qui impliquait un contact physique. « Je reste un romantique », avouait-il. La question n'était pas tant de savoir si une façon de faire la guerre valait mieux qu’une autre, mais de questionner notre rapport au tangible. Pour Comolli, le cinéma a toujours été une matière tactile, organique. Perdre cette notion fondamentale, c’était se retrouver totalement démuni, perdu.
Toujours dans son ouvrage-manifeste, Une certaine tendance du cinéma documentaire, il enfonçait le clou : « Pour virtuelle que soit l’image projetée sur un écran, le cinéma a encore affaire au réel, précisément en ce qu’il est un foyer d’exaltation des contradictions, en ce qu’il est toujours porteur d’une dimension documentaire, en ce qu’il affronte l’altérité de celles et ceux qui jouent dans les films comme de celles et ceux qui les regardent. »
Enfant des ciné-clubs
Jean-Louis Comolli est né en Algérie en 1941. Avec son ami et futur compagnon de route intellectuel Jean Narboni, il découvre les films via les ciné-clubs. Mais c’est en France, à Paris, que va s’affirmer ce goût pour le septième art. Un art qui vient de connaître une déflagration irréversible avec l’éclosion de la Nouvelle Vague. La Cinémathèque est alors un endroit incontournable. On y voit des grands films certes, on y fait son éducation sentimentale sans doute, mais surtout on rencontre ses semblables, les amoureux de la pellicule. Ceux-ci se nomment alors Jean Douchet ou Jean Eustache. « À l'époque, expliquait-il au micro de France Culture, c'était pratiquement le seul endroit où on pouvait voir des films, disons de grande qualité, des œuvres d'art. Il n'y avait pas tout ce réseau qui s'est construit peu à peu de cinéphiles, de ciné-clubs, etc ».
Le chemin qui mène à la critique de cinéma est déjà tracé. Les Cahiers du cinéma sont une rampe de lancement idéal. Comolli en devient rédacteur puis rédacteur en chef à partir de 1966 (il quittera le journal en 1978). C’est l’époque du durcissement idéologique et politique avec Mai 68 dans le viseur. Le cinéma est envisagé comme une façon de regarder le monde, de le comprendre et pourquoi pas, de le corriger. Il n’est donc pas surprenant que son premier film, co-réalisé avec André S. Labarthe, date justement de 1968. Les Deux marseillaises est undocumentaire sur fond d’élections législatives houleuses à Asnières.
Sa première fiction, elle, date de 1975. La Cecilia est un film d’époque sur un groupe d’anarchistes italiens installés au Brésil à la fin du XIXe siècle. La beauté plastique du film tient en partie à sa grande épure stylistique, à ce refus de trop instrumentaliser le réel. À l’écran, le passé n’existe pas, tout se conjugue au présent. Pour cela, il faut que les digues entre la fiction et le documentaire sautent. « Je pense que la fiction est tout autour de nous. Elle est en nous, elle est partout et n'est pas cantonnée dans un département qui s'appellerait Films de fiction. C'est absurde », aimait répéter Jean-Louis Comolli. Toute son œuvre filmique (près d’une trentaine de films pour le cinéma et la télévision) et théorique (une dizaine d’ouvrages dont une puissante étude sur les images à l’heure du terrorisme, Daesh, le cinéma et la mort chez Verdier en 2016) est portée par cette conviction.
Jean-Louis Comolli était aussi un passionné de jazz. Certains de ses ouvrages sur la question font autorité chez les puristes, à l’instar de son Dictionnaire du jazz, co-écrit avec Philippe Carles et André Clergeat en 1988.
Si ce cinéphile lumineux a aujourd’hui tiré sa révérence, il a pris le soin de poser des balises pour mieux affronter le « présent » qui vient. Et puisque le cinéma est immortel, il convient cycliquement de le rappeler. En février 2021, toujours dans son essai sur le documentaire, on trouvait ceci : « Vous êtes une fiction, je suis une fiction, nous sommes des fictions. Beaucoup de romanciers ont utilisé ce système. Nous sommes pleins d'histoires qu'on connaît, qu'on ne connaît pas encore, qu'on peut découvrir. Le cinéma est fait pour donner une résonance, peut être encore plus puissante, à nos émotions, à nos peurs, à nos tremblements. Si on sort de ça, quel est l'intérêt ? »