La Vagabonde de Musidora et Eugenio Perego (1917)
« Il n’y a guère que dans la douleur qu’une femme soit capable de dépasser sa médiocrité… », écrit Colette dans son roman autobiographique La Vagabonde, paru en 1910. Mais de quelle médiocrité parle-t-elle au juste ? Celle qui verrait son héroïne, Renée Néré, renoncer pour l’amour d’un homme à son indépendance. Et de fait, le roman débute par un divorce. Renée, lasse des infidélités de son mari, un peintre dandy, se défait, à regret, des liens trop sacrés du mariage. « On s’habitue à ne pas manger, à souffrir des dents ou de l’estomac, on s’habitue même à l’absence d’un être bien aimé, on ne prend pas l’habitude de la jalousie », ajoute Colette. Nous sommes dans la France du début du XXe siècle et un divorce n’a rien d’anodin, qui plus est, venant d’une femme. Renée fréquente maintenant les Caf’ Conc’ parisiens peuplés d’une faune peu recommandable. Les feux de la passion frappent à nouveau et entraînent, avec eux, de nouveaux cas de conscience. L’actrice Musidora, superstar du cinéma naissant, éternelle Irma Vep de Feuillade, a sûrement vu en Renée Néré un double, au point de vouloir s’emparer du roman de son amie Colette pour en faire un film qu’elle réaliserait elle-même. Dès 1915, Musidora écrit des critiques de films dans des revues spécialisées et démontre l’acuité de son regard en matière de mise en scène. La France compte alors seulement deux réalisatrices : Germaine Dulac et Alice Guy. Musidora veut ajouter son nom à cette liste. Pas si simple. Après une première tentative infructueuse avec Minne – déjà d’après Colette – mais restée inachevé, elle se voit imposer un coréalisateur pour La Vagabonde, Eugenio Perego. À l’instar de l’héroïne qu’elle incarne, Musidora comprend que le vrai prix du pouvoir est la liberté. Peu de temps après, elle crée sa propre société de production, la Société des Films Musidora.
Divine de Max Ophüls (1935)
« Le scénario avait été adapté par la merveilleuse Colette elle-même, d’après l’une de ses propres nouvelles, si pleines de vie, de bon sens et d’humour… », écrit Max Ophüls dans ses mémoires à propos de Divine, l’un de ses premiers longs métrages après son départ d’Allemagne. La nouvelle en question est tirée du recueil L’Envers du music-hall, publié en 1910. Colette y décrit sa propre vision du monde des théâtres, des Caf’ Conc’… « Ici, on ne voit que la peine que les gens se donnent, écrit-elle. La lumière du théâtre, les paillettes, les costumes, les figures maquillées, les sourires, ce n’est pas un spectacle pour moi, tout ça… Je ne vois que le métier, la sueur, la peau qui est jaune au grand jour, le découragement… » On devine aisément ce qui a pu toucher un cinéaste comme Max Ophüls, chantre d’un certain baroquisme qui a toujours su relier les lumières de la scène et des coulisses. Il confie à Simone Berriau le rôle de Ludivine dit Divine, une jeune paysanne happée par la grande ville où elle va peu à peu sombrer dans le dégoût des autres et d’elle-même. Le cinéaste écrit encore : « Le film terminé, j’eus l’impression d’avoir fait du bon travail. De nombreux amis furent de mon avis. Le public, lui, manifesta son désaccord. Divine fit ses frais, mais guère davantage. Ce fut l’échec le plus cuisant de ma carrière en France. Je n’aime pas trop en parler. »
Le blé en herbe de Claude Autant-Lara (1954)
C’est en 1953 qu’Autant-Lara réalise l’adaptation du roman de Colette. Conte initiatique, Le Blé en herbe met en scène deux adolescents, Vinca et Phil, qui découvrent l’amour charnel. À travers ce récit, l’écrivaine voulait décrire l’état d’adolescence, ce moment où la sexualité vient compliquer les règles du jeu, et la valse des émotions et des interrogations existentielles qui accompagnent ce passage à l’âge adulte. En 1923, ce sujet fait scandale : Le Blé en herbe paraît en feuilleton dans Le Matin, mais sa publication est interrompue suite aux plaintes des lecteurs. Et Colette vivra mal cette censure… Pourtant, il y a beaucoup plus dans Le Blé en herbe qu’une simple provocation. Il y a les sentiments, les tourments, mais aussi la nature. Avec son talent de paysagiste, Colette y dessine en effet les reliefs bretons qu’elle connaît bien. Le roman est très lié aux lieux qui l’ont inspirée, sa villa de Roz-Ven entre Saint-Malo et Cancale, les cônes granitiques de l'Ille-et-Vilaine, qui baignent d’une beauté inquiétante et solaire cette histoire d’initiation. C’est d’ailleurs ce que capte tout de suite Autant-Lara dans sa belle transposition. Les plus beaux moments du film se situent au début : ce panoramique sensuel sur le littoral breton, la tempête qui fait s’envoler les élèves d’un pensionnat, la dérive du canoë de Phil (Pierre-Michel Beck) et, après le chavirage, son arrivée, nu, sur le sable… Dès le début, Autant-Lara filme des moments de jeunesse, de sensualité naissante, et des tempêtes qui reflètent les explosions intimes à venir. Le film comme le livre esquisse l’idylle timide de Phil avec une jeune fille de son âge, Vinca (Nicole Berger), jusqu’à ce qu’il rencontre Madame Dalleray (Edwige Feuillère), une femme plus âgée qui va l’initier aux plaisirs charnels. Signé Aurenche et Bost, deux scénaristes chevronnés, le script parvient à capter avec beaucoup de sensibilité la sensualité du roman et surtout son absolue liberté. Ce n’est sans doute pas un hasard si, à sa sortie, le film fait également l’objet d’un scandale. Les milieux catholiques réactionnaires veulent l’interdire pour immoralité. En vain. On est à quelques mois de la mort de Colette. Malade, elle vit recluse dans son appartement du Palais-Royal. [Ndlr : Un lieu que filme d’ailleurs Yannick Bellon dans un documentaire en 1952. La réalisatrice y suit Colette dans son intimité, du petit déjeuner jusqu’à la visite amicale de Jean Cocteau venu en voisin…] Mais, pour une avant-première, elle enregistre un message qui raconte bien la puissance de son écriture et de son inspiration : « Laissez-moi vous révéler que l’expérience ne compte pour rien […] L’heure de la fin des découvertes ne sonne jamais. Le monde m’est nouveau à mon réveil chaque matin et je ne cesserai d’éclore que pour cesser de vivre. »
Gigi de Vincente Minnelli (1958)
Et si Colette était trop radicale, trop scandaleuse, trop libre pour le Hollywood de l’âge d’or ? Pour aimer le Gigi de Minnelli, il faut en tout cas oublier l’écrivaine, sa lucidité, son impudeur et cette manière extravagante de parler de l’amour. Gigi, le roman comme le film, raconte l’histoire d’une ingénue élevée par sa grand-mère, une cocotte qui s’est racheté une conduite. Pour préparer l’entrée dans le monde de sa petite-fille, la grand-mère la confie à un riche séducteur connu pour ses frasques sentimentales… On raconte que c’est sur les conseils de Leslie Caron que Vincente Minnelli décide d’adapter le roman de Colette. Mais il le transforme pour signer une déclaration d’amour à la culture française et à la comédie musicale. Il atténue donc tout ce qu’il pouvait y avoir de cruel, de violent et grivois dans l’œuvre originale, pour peindre le tableau d’un monde révolu et raconter l’éducation sentimentale de cette jeune fille sans le sou. Minnelli s’inspire des peintures de Boudin et des gravures du caricaturiste Sem pour recréer le Paris de 1900, tourne en France, s’entoure d’acteurs français, et donne une folle intensité au moindre bout de décor. S’il trahit l’esprit du livre, ce chef-d’œuvre vaut d’abord pour sa puissance esthétique. Grâce aux couleurs de Joseph Ruttenberg, aux costumes de Cecil Beaton (la robe victorienne verte de Gigi ! Le costume queue-de-pie de Gaston !) ainsi qu’aux allures début de siècle de Maurice Chevalier, Minnelli compose un sommet du musical, ironique, frivole et mélancolique.
Chéri de Stephen Frears (2009)
Romancière de génie, Colette aura bousculé de nombreuses conventions. Elle fut l’une des premières femmes écrivaines à parler ouvertement de sexualité dans les lettres françaises. Elle fut également l’une des premières à poser la question du genre (en évoquant les qualités viriles des femmes ou les qualités féminines des hommes) et à aborder sans tabou la question du vieillissement, notamment dans Chéri. Et il faudra attendre un cinéaste anglais contemporain pour nous le rappeler. Pourtant, quand Stephen Frears entend parler du scénario de Christopher Hampton adapté de Chéri, le réalisateur hésite. Même s’il avait été séduit par sa vision subtile et cynique sur la société, sa modernité et son féminisme, le nom de Colette au cinéma lui rappelle surtout les froufrous de Gigi, « Un film terriblement ennuyeux, jusqu’à la scène finale, à côté de la fontaine, avec Louis Jourdain » selon lui. Mais après avoir lu l’adaptation de Hampton il plonge ! Son film, fidèle au livre, suit le parcours de Léa de Lonval (Michelle Pfeiffer), une courtisane qui, vieillie et lucide, décide de s’offrir un dernier moment d’extase : elle s’éprend du fils d’une consœur, un jeune homme surnommé Chéri (Rupert Friend). La trentaine d’années qui sépare le couple ne sera pas sans conséquences. Stephen Frears respecte le côté scabreux du livre et filme une splendide plongée dans la société des cocottes de la Belle Époque. Ici, tout brille : les décors, les costumes et la beauté des interprètes. Magnifiée par la photographie de Darius Khondji, Michelle Pfeiffer, que le cinéaste retrouve vingt ans après Les Liaisons dangereuses, trouve l’un de ses plus beaux rôles. Mais sous la beauté de façade, Frears reconstitue un monde de luxe et d’hypocrisie, où le plus cruel ennemi de l’héroïne est le passage du temps et la marchandisation des corps : « Comme Proust, expliquait Frears au moment de la sortie du film, Colette avait une longueur d’avance et reste à mon avis une boussole pour notre époque : aujourd’hui, comme il y a cent ans, tout tourne autour du sexe et de l’amour. Sans parler de la quête de la jeunesse éternelle, qui vire de nos jours au ridicule. Colette avait tout compris. »
Tournée de Mathieu Amalric (2010)
Comme en son temps Max Ophüls avec Divine, Mathieu Almaric s’est inspiré librement d’une nouvelle du recueil L’Envers du music-hall. À travers le fil plus ou moins invisible de ces courts récits, Colette y exprimait, on l’a vu, sa passion dévorante pour le monde du spectacle. Une passion qui l’avait d’ailleurs poussée à se produire sur scène dans des pantomimes orientales et ainsi partir en tournée durant six années. « Ma place, ma place, mais c’est elle qui me convient ! Qu’on m’y laisse, c’est tout ce que je demande… », suppliait d’ailleurs l’autrice à ses lecteurs. Si Mathieu Almaric transpose très librement la prose de Colette, c’est l’esprit libre et décomplexé des héroïnes de cette dernière qui a guidé son inspiration. Dans ce quatrième long métrage en tant que réalisateur, pour lequel il a obtenu le prix de la mise en scène au Festival de Cannes, le comédien raconte la vie d’une troupe de strip-teaseuses de new burlesque et de son producteur, le temps d’une tournée dans plusieurs villes de France. Avec humour et mélancolie, il parvient à partager les fêlures et petites blessures qui se cachent inévitablement en coulisses. « C’est comme si j’étais seule à connaître l’envers de ce que les autres regardent à l’endroit », disait en son temps Colette.