Catherine Bizern : « Le Cinéma du Réel a permis de décloisonner tous les types de cinéma documentaire »

Catherine Bizern : « Le Cinéma du Réel a permis de décloisonner tous les types de cinéma documentaire »

27 mars 2023
Cinéma
Affiche de l'édition 2023 de Cinéma du Réel
Affiche de l'édition 2023 de Cinéma du Réel

Catherine Bizern, déléguée générale et directrice artistique du Cinéma du Réel, revient sur l’histoire du festival et sur la programmation de sa 45e édition, qui se déroule jusqu’au 2 avril 2023 au Centre Pompidou à Paris.


Le Festival Cinéma du Réel fête cette année ses 45 ans. Quel a été son apport pour le cinéma documentaire ?

D’abord, le festival a permis de montrer du cinéma documentaire au sein des grandes institutions artistiques que sont le Centre Pompidou et la Bibliothèque publique d’information (BPI). Il a aussi favorisé un décloisonnement entre tous les types de cinéma documentaire qui coexistent dans le monde (ethnographique, militant, ou bien télévisé). Le documentaire a toujours été présent dans les salles. Et un film documentaire qui remporte un prix dans un grand festival, ce n’est pas nouveau.

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D’ailleurs, quand on regarde les grands festivals européens cette année, on se rend compte que les premiers prix ont été remportés par des documentaires…

Oui ! L’Ours d’or de la Berlinale a été attribué à Sur l’Adamant de Nicolas Philibert. Le festival de Venise a quant à lui primé une documentariste américaine, Laura Poitras, pour son film Toute la Beauté et le Sang Versé. Et ce n’est pas la première fois que des documentaires reçoivent de tels prix. Gianfranco Rosi avait remporté le Lion d’or à Venise en 2013 pour Sacro GRA, ainsi que l’Ours d’or à Berlin pour son long métrage Fuocoammare en 2016. Il faut également rappeler que Louis Malle et Jacques Cousteau avaient remporté la Palme d’or en 1956 pour Le Monde du Silence !

Le documentaire est l’ensemble d’un cinéma minoritaire qui se fabrique différemment par rapport au cinéma de fiction majoritaire. Il faut prendre en compte cette différence dans les manières de faire au moment du financement, depuis l’écriture jusqu’à la distribution des films.

Pour revenir au Cinéma du réel, comment s’organise la sélection des 40 films en compétition ?

40 films, cela paraît beaucoup, mais c’est en réalité très peu car il n’y a qu’une seule compétition au sein du Festival. On y retrouve à la fois des films français et étrangers, ainsi que des longs et des courts métrages. Dans les deux cas, on compte 10 films français et 10 films étrangers. Il y a une seule règle : les films étrangers peuvent avoir des premières françaises au sein du Festival, mais pour les films français, on demande une première mondiale exclusive – si des cinéastes Français choisissent de présenter leur film au Cinéma du Réel, ils pourront faire leur première internationale dans un autre festival. Notre comité de sélection se compose de quatre personnes, cinq si je m’y inclus. Chacun de nous regarde les films et fait remonter ceux qui semblent les plus intéressants. S’ensuit une longue discussion qui nous permet finalement d’arriver au nombre de 40 films.

Combien de films ont été vus pour préparer cette sélection ?

Cette année, il y avait près de 1600 films inscrits sur la plateforme. Ils ont tous été visionnés par au moins une personne, sinon deux, parfois trois, ou bien par tout le groupe. Car au fur et à mesure de l'intérêt que le film suscite, les autres y jettent un œil également.

L’un des temps forts de cette édition est la rétrospective, en sa présence, des films de Jean-Pierre Gorin, collaborateur de Jean-Luc Godard.

On connaît très peu Jean-Pierre Gorin en France. Avec Jean-Luc Godard, il a créé le groupe Dziga Vertov à la fin des années 1960. À cette époque, Godard était la star de la Nouvelle Vague. On a souvent dit que Jean-Pierre Gorin avait été un peu effacé par son aura, ce qui est vrai. Mais Gorin était le plus politisé des deux. Leurs films n’ayant pas de noms au générique, on ne savait pas toujours qui était derrière. Les films du groupe étaient peu vus en France, mais ils avaient une certaine portée aux États-Unis. En 1978, Jean-Pierre Gorin est définitivement parti s’installer à San Diego, invité par le critique et peintre Manny Farber. Il l’avait rencontré au moment des tournées du groupe. Il est très peu revenu en France par la suite. Il a réalisé trois films marquants. Une rétrospective lui avait été consacrée en 2004 au Festival de Belfort. Je pense que son travail et sa pensée sur le cinéma sont très importants, surtout pour les nouvelles générations. À 80 ans, il était temps qu’il revienne nous parler de cinéma.

 

Le Cinéma du Réel 2023 met également l’accent sur le cinéma direct vietnamien. De quoi s’agit-il exactement ?

Le « cinéma direct » a eu plusieurs noms au fil des années. Son nom actuel, il le prend au début des années 1960, parce que la caméra légère 16mm avec le son synchrone permet une relation en prise « directe » avec la personne filmée. Il se trouve qu’il y a une grande école de « cinéma direct » dans le monde : l’école française, représentée par Nicolas Philibert, Raymond Depardon ou encore Claire Simon, vient du cinéma direct. Jean Rouch, l’un de ses pères fondateurs, a développé ce type de cinéma en créant les Ateliers Varan. Les élèves de cette école apprennent à faire du cinéma en tenant la caméra au côté d’un preneur de son. Depuis les années 1980, ce genre d’ateliers s’est énormément développé dans le monde. Au début des années 2000, les Ateliers Varan sont allés au Vietnam à la suite d’une invitation de la télévision nationale du pays pour former des élèves au cinéma direct. Les Vietnamiens ont pu découvrir un style de documentaire qu’ils ne connaissaient pas. Ils ont découvert la parole de l’homme ordinaire. En 2012, les Vietnamiens ont créé à leur tour une société de production, Varan Vietnam, afin de pouvoir tourner leurs films et former de nouveaux élèves. L’année dernière, l’une des œuvres les plus vues en festival dans le monde était Children of the mist de Hà L? Di?m, lequel a été formé aux Ateliers Varan. On voulait raconter cette aventure : celle d’un cinéma qui s’impose et donne la parole aux gens.

Il y a aussi le programme « Front(s) Populaire(s) » qui interroge la manière dont nous habitons le monde. Quel message souhaitez-vous transmettre à travers cette sélection ?

Cette programmation a été mise en place quand je suis devenue déléguée générale du festival. Avec mon adjoint à la direction artistique Christian Borghino, on s’est dit qu’il fallait montrer des films en prise directe avec le monde actuel. Notre intention est d’interroger ce que nous vivons, non pas en tant que cinéaste ou cinéphile, mais en tant que citoyen. En 2019, on avait travaillé le thème des révoltes dans le monde entier, qui s’était terminé par un débat autour des gilets jaunes. Quand nous sommes revenus en présentiel l’année dernière, on s’est interrogé sur ce qu'était l’espace public, vu qu’on en avait été privé pendant 2 ans avec la crise de la Covid-19. Et cette année, il nous paraissait important de regarder notre relation à l’écologie politique à travers notre rapport au vivant, d’où le titre “L’esprit de la terre”. Comment, nous humains, vivons-nous parmi les vivants ? Comment peut-on vivre ensemble harmonieusement en se débarrassant des injonctions politiques et économiques ? C’est le genre de questions abordées dans cette sélection.

Le cinéma documentaire intéresse les jeunes aujourd’hui : c’est un cinéma de la réflexion qui est porteur de sens.

On retrouve aussi cette dimension quasiment philosophique dans les tables rondes organisées autour de la notion d’« événement » dans la section Festival Parlé…

C’est la grande question du moment effectivement ! Comment définir un événement ? S’agit-il d’un moment que l’on vit dans l’instant, ou bien quelque chose que l’on ne peut comprendre qu’après l’avoir vécu ? Est-ce que c’est ce qui nous arrive ou ce qui nous déplace ? Cette notion est très importante dans la philosophie de Gilles Deleuze et Michel Foucault, et tout particulièrement dans le cinéma documentaire. Le Festival Parlé est une journée de réflexion autour de ce qu’est le documentaire, non seulement au cinéma mais aussi dans les autres arts. Notre idée est donc de confronter la manière dont ces différentes disciplines abordent la notion d’« évènement ».

Comment réussissez-vous à attirer un public jeune vers le cinéma documentaire ?

Depuis 2019, au Cinéma du Réel, on a mis en place un pass étudiant à 25 euros, qui peut également être acheté à 10 euros par le biais du Crous – notre partenaire. La première année, on en avait distribué ou vendu 75. Cette année, 400. On en est très heureux et très fiers, car on observe un renouvellement du public. On pense également au Festival de demain. C’est pour cela qu’on a mis en place cette programmation qui s’appelle Première fenêtre, où l'on montre des premiers gestes documentaires de jeunes personnes. Des films réalisés à l’université ou dans le cadre d’ateliers. Le cinéma documentaire intéresse les jeunes aujourd’hui : c’est un cinéma de la réflexion qui est porteur de sens.

Le CNC organise cette année l’Année du documentaire, en collaboration avec la Cinémathèque du documentaire et la SCAM. Comment continuer à mettre en valeur aujourd’hui la richesse du cinéma documentaire ?

Le cinéma documentaire n’existe pas en dehors de ce que l’on appelle le cinéma d’auteur. Je pense que la question doit s’appliquer à l’ensemble du cinéma de recherche. Le documentaire est l’ensemble d’un cinéma minoritaire qui se fabrique différemment par rapport au cinéma de fiction majoritaire. Il faut prendre en compte cette différence dans les manières de faire au moment du financement, depuis l’écriture jusqu’à la distribution des films. Ce cinéma a survécu au fil des années à travers les fourches caudines. Les personnes qui font du cinéma documentaire et qui le soutiennent sont présentes depuis longtemps. De notre côté, on tente de le mettre en valeur depuis maintenant 45 ans.