Un prix Louis-Delluc (Danton d’Andrzej Wajda), deux BAFTA (pour le même Danton et pour Amour de Michael Haneke), un Lion d’or à Venise (Le Rayon vert d’Éric Rohmer en 1986), deux Palmes d’or à Cannes et deux Golden Globes du meilleur film étranger (Le Ruban blanc et Amour de Michael Haneke), un Oscar du meilleur film étranger et un César toujours pour Amour… Il y a de quoi faire un inventaire à la Prévert de tous les prix récoltés par les films produits ou coproduits par Margaret Menegoz. Mais cette liste aussi fournie soit elle ne suffit pas à résumer le parcours hors norme de celle qui vient de s’éteindre à 83 ans. Un personnage central du cinéma européen pendant plus de cinquante ans décoré officier de l’ordre national de la Légion d’honneur en 2012. « Le plus grand talent, c’est de savoir découvrir celui des autres et c’est ce que vous avez démontré dans votre vie. », citait ainsi, à l’époque, l’ancien Président François Hollande.
Pourtant rien ne prédestinait Margit Katalin Baranyai, fille d’un officier de l’armée hongroise née à Budapest avant d’être expulsée avec sa famille vers l’Allemagne en 1945 (sa mère d’origine souabe étant jugée comme « une fausse Hongroise ») à faire carrière dans le septième art. Appelons cela le hasard ou le destin – personnel comme professionnel – qui s’est soudain emballé le jour où en 1960, elle répond à une petite annonce d’une société produisant de petits films industriels. « Ils cherchaient une jeune fille qui savait monter, expliquait-elle à France Culture en 2012. Un de leurs films était présenté au festival de Berlin, j’y suis donc allée. Comme je parle plusieurs langues, l’association des producteurs m’a mise à son stand, dans le hall du bâtiment qui hébergeait le festival. Un jeune homme est venu me demander où se trouvait la Poste. C’était Robert Menegoz et il est devenu mon mari ! »
« Il faut simplement croire à ce que l’on fait »
Robert Menegoz est documentariste. Pendant treize ans, lui et Margaret vont courir le monde en fonction des lieux de tournages de ses films. Et ce jusqu’à 1975, l’année d’un autre tournant décisif, où, installée à Paris, Margaret est engagée aux Films du Losange, la société de production fondée en 1962 par les cinéastes Barbet Schroeder et Éric Rohmer. « Ils cherchaient quelqu’un qui garderait la maison pour eux », confiait-elle, toujours, à France Culture en 2012. Elle deviendra avec enthousiasme leur « bonne à tout faire » comme elle aimait le rappeler dans un éclat de rire, répondant au courrier, veillant aux relations avec les différents fournisseurs tout en mettant le pied dans l’artistique. Car il se trouve que pile à ce moment-là, les deux cofondateurs du Losange sont pris par la préparation de leurs nouveaux longs métrages respectifs. Maîtresse pour Schroeder et La Marquise d’O… pour Rohmer, adapté de la nouvelle d’Heinrich von Kleist écrite en allemand. Une langue que Margaret Menegoz maîtrise parfaitement, ce qui lui permet de retravailler l’adaptation avec le cinéaste et d’instaurer entre eux une complicité qui ne se démentira jamais.
Un an plus tard seulement, son talent, son enthousiasme, sa capacité de travail et la pertinence de son regard lui valent de devenir la gérante des Films du Losange. Pour produire Rohmer et Schroeder évidemment, mais aussi Jean-François Stévenin (Le Passe-montagne), Frédéric Mitterrand (Lettres d’amour en Somalie), Jean-Claude Brisseau (Noce blanche), Gérard Depardieu (Tartuffe), Roger Planchon (Louis, enfant roi), Agnieszka Holland (Europa Europa), Romain Goupil (À mort la mort !). Durant ces années-là, elle accompagne aussi l’essor du nouveau cinéma allemand en coproduisant Wim Wenders (L’Ami américain), Rainer Werner Fassbinder (Roulette chinoise) ou Werner Schroeter (Flocons d’or). En 2017, celle qui assumait d’intervenir à chaque étape d’un film, de l’écriture à sa sortie en salles en passant par les sous-titrages en anglais et allemand, expliquait à Télérama : « Il faut simplement croire à ce que l’on fait. Travailler main dans la main avec le metteur en scène car c’est lui qui dépense l’argent. Ne pas emprunter car on ne peut jamais présager du succès. Financer avec sagesse en gardant la majorité des droits du film, c’est la quadrature du cercle mais il faut s’y tenir. Je prends des risques en fonction de nos moyens. »
C’est ce qui lui permet de développer les Films du Losange en créant en 1986 le département distribution, confié à Régine Vial, puis, en 1999, celui des ventes internationales. Son œil comme sa capacité à créer des liens forts avec les auteurs lui valent d’être appelée par Daniel Toscan du Plantier en 1980 pour devenir productrice exécutive pour la Gaumont, poste qu’elle occupera pendant huit ans sur des films à gros budget comme La Dame aux camélias de Mauro Bolognini ou Un amour de Swann de Volker Schlöndorff. En 1991, elle est aussi la première productrice française à siéger au jury du Festival de Cannes qui accordera cette année-là la Palme d’or à Barton Fink des frères Coen, puis prendra la présidence d’Unifrance, de 2003 à 2008, après la mort soudaine de son ami Toscan du Plantier. Celui-ci avait d’ailleurs confié un jour à L’Express la place importante qu’elle occupait dans sa vie : « Quand je me sens abattu, je passe boire un café avec elle. Margaret sait toujours calmer le jeu, elle me rappelle qu’il ne faut pas devenir fou, elle me redonne envie. »
Ses dernières années de productrice sont marquées évidemment par sa rencontre et sa collaboration fructueuse avec Michael Haneke, avec les triomphes internationaux du Ruban blanc (2009) et d’Amour (2012). Honorée au festival de Locarno en 2013 par le prix Raimondo-Rezzonico récompensant les meilleurs producteurs indépendants et au Festival Lumière en 2016 (avec Régine Vial) du premier prix Fabienne-Vonier pour ses activités de distributrice, elle fut en 2020 la présidente par intérim de l’Académie des César, à un tournant de son histoire, avant l’année suivante de confier la direction des Films du Losange à Charles Gillibert et Alexis Dantec. La transmission, l’un des mots-clés de la vie de Margaret Menegoz qui, au-delà des œuvres et des auteurs qu’elle a accompagnés, restera une source d’inspiration pour les générations actuelles et à venir.